Le Chevalier des Cendres et du Silence
Un village se meurt sous la cendre des cieux,
Ses toits effondrés, ses fontaines sans brise,
Gardent l’empreinte d’un temps silencieux.
Un cavalier s’avance, armure dévorée
Par les siècles rongeurs et les pleurs de la plaine.
Son nom s’est perdu dans quelque vieille épée,
Mais son cœur bat encore au rythme d’une haine :
Celle de l’oubli qui mord les pierres blanches,
Celle des adieux scellés en des lèvres sèches.
Il vient chercher l’ombre d’un serment ancien,
Une promesse faite à l’orée d’un bois,
Quand les cerisiers en fleur, gardiens du rien,
Couvraient de pétales le sang de leurs exploits.
« Éloïse… » murmure-t-il au vent qui se taît,
Comme si ce seul mot pouvait briser le sort.
Les maisons closes, telles des tombes debout,
Observent ce guerrier fantôme sans couronne.
Un vieillard émerge, plié par le doute,
Ses yeux deux braises que le chagrin calcine :
« Partez, étranger. Ici, nul ne se donne
Qu’à la terre avide où nos espoirs germent.
Notre village est fils du néant et du vent,
Et vos rêves de gloire y pourrissent vivants. »
Mais le chevalier, tel un roc dans la brume,
Pose un gantelet sur son cœur éclaté :
« Je n’ai plus de royaume, plus de heaume ni d’armes,
Mais une épine ici, plantée par l’été.
Montrez-moi la chambre où dort celle que j’aime,
Ou je ferai jaillir l’enfer de mes prunelles. »
L’ancien frémit, se souvient : dans les limbes
Du passé, une enfant aux cheveux de blé mûr
Courant vers les lys où la mort se déplie,
Emportée un soir par un rire obscur…
« Suis-moi », dit-il, voix de cendre et de fièvre,
« Elle attend depuis que les loups sont rois. »
Ils traversent des ruelles où gisent des cloches,
Où des enfants-ombres tendent des mains sans chairs,
Jusqu’à une tour que le lierre accroche,
Gardée par des statues aux yeux de fer.
« Ici repose en son lit de douleurs
Celle dont le souffle éclaira nos heures.
Mais prenez garde à ce que vous voulez voir :
L’amour est parfois miroir de l’abîme noir… »
Le chevalier gravit les marches funèbres,
Chaque pierre un soupir, chaque pas un adieu.
Sa main sur la porte—ô ultime prière—
Tremble comme un feuillage au bord d’un ciel en feu.
Et soudain, elle est là, pâle et pourtant vivante,
Couchée dans la lumière oblique du couchant,
Ses doigts effleurant un luth dont les cordes
Sont des fils d’argent tissés par le temps.
« Éloïse… » Le nom fond comme neige
Sur les braises d’un cœur qu’on croyait éteint.
Elle ouvre les yeux, deux lacs où se noie
Le crépuscule entier des espoirs éclipsés :
« Tu as mis trop d’années à venir, mon amant.
Regarde comme l’aube a usé nos visages…
Le mal qui me ronge est plus vieux que les murs,
Il se nourrit des sanglots, grandit dans les murmures.
Pour me sauver, il faudrait donner ton âme
À la source première où coule tout poison.
Mais pars, va-t’en ! Laisse-moi à ma nuit !
La vie est douce au royaume des ombres. »
Le guerrier tombe à genoux, baise le bord
De la robe où s’accroche un parfum de thym.
« J’ai traversé déserts et royaumes de morts
Pour trouver l’écho de ton rire enfantin.
Prends mon dernier souffle, prends ce sang qui s’épuise,
Mais ne me dis pas que l’amour se brise. »
Un silence se tisse, lourd de sorts anciens,
Quand retentit soudain un cri de bête blessée :
La tour tremble, le sol craque comme un cœur,
Et surgit des profondeurs une chose innommée,
Monstre de racines et de venins purs,
Gueule ouverte sur un vide que nul ne mesure.
Le chevalier se dresse, épée de brume au poing,
Mais l’être le traverse comme ombre sans obstacle.
« Tu ne peux tuer ce qui naît de ta peur,
Murmure Éloïse, son sourire triste.
Seul un don total apaisera la terre :
Offre-toi en grain à la gueule de l’hiver. »
Alors il comprend, le soldat de chimères,
Que l’espoir parfois est semence de cendre.
Il pose ses mains sur le flanc du néant,
Et commence à chanter une vieille complainte
Que les mères jadis murmuraient aux enfants
Quand octobre rongeait les feuilles tremblantes.
« Prends mes souvenirs, prends mes matins verdoyants,
Prends jusqu’à mon nom qui vibre dans ta gorge.
Mais épargne son cœur, ô toi l’Innommable,
Laisse une place vide où dansera sa vie. »
Le monstre se cabre, avale la lumière,
Et le chevalier sent ses os devenir vent,
Sa chair se dissoudre en pluie printanière,
Ses yeux s’éteindre en étoiles filantes.
Dernier regard vers Éloïse immobile
Dont les lèvres enfin murmurent : « Pourquoi… ? »
Quand le jour se lève sur le village mort,
Une femme erre, nue, dans les décombres,
Cherchant en vain la trace d’un pas absent,
Portant au cou un luth dont toutes les cordes
Sont brisées, sauf une, qui pleure en silence.
Au loin, quelque part, un cerisier fleurit
Là où nul printemps n’avait plus de racines,
Et ses pétales tombent… tombent… tombent…
Comme autant de lettres d’un adieu perdu.
Le vent maintenant chante une étrange mélodie :
« L’amour est ce pont jeté sur l’abîme noir,
Mais certains voyageurs naissent pour choir
Afin qu’un autre pied effleure la lumière. »
Dans le puits sans fond du village fantôme,
Un heaume rouillé garde l’écho d’un nom.
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