Le Dernier Accord du Vagabond
Un homme se tient debout, silhouette d’encre
Dessinée par le vent qui mord l’horizon noir.
Son violon, cœur ouvert aux veines de mélodie,
Saigne des notes anciennes en buvant le sel des larmes.
La mer, hydre insatiable aux mâchoires de nacre,
Rugit sa faim vorace sous un ciel sans étoiles.
Il se nommait jadis, mais les syllabes ont fui
Avec les voiliers perdus et les rires éteints.
Maintenant, il n’est plus qu’un souffle dans la brume,
Un archet sur les cordes usées du destin.
***
Souviens-toi, lui chuchotait la lune en ses veilles,
Des jardins où ta main cueillait des accords roses,
Des matins où tes doigts dansaient sur les cordages
Comme des oiseaux ivres de lumière et d’azur.
Mais le temps, ce maraudeur aux yeux de glaise,
Avait volé les printemps, les amis, les visages,
Ne laissant en échange qu’un sillage de cendre
Et ce besoin cruel de chercher, toujours chercher,
Une île où poser l’âme, un phare dans la brume…
Le ventre de la mer promettait l’absolution.
***
Un soir, quand les vagues se firent prophétesses,
Agitant leurs chevelures d’algues et de secrets,
Il écouta leur chant gorgé de nostalgie :
« Viens, frère égaré, nous savons où repose
Le cristal qui scelle les plaies de l’exilé.
Suis nos voix à travers les gouffres et les leurres,
Jusqu’au lit de corail où le silence est roi. »
Son embarcation, cercueil de chêne et de rêves,
Partit creuser son nom dans la chair de l’abîme,
Tandis que se brisait derrière lui le quai.
***
Nul ne sait combien de lunes mordirent sa voile,
Combien de sirènes, lèvres teintes de poison,
Tentèrent de voler les soupirs de son violon.
Il luttait, ange maudrit aux ailes de toiles,
Contre les colosses verts hurlant sa déraison.
« Jouis pour nous, criait l’océan en furie,
Jusqu’à ce que tes doigts ne soient plus que squelettes,
Jusqu’à ce que tes yeux s’emplissent de nos dieux ! »
Et lui, le fou sublime, étreignait son instrument,
Faisant jaillir des astres du ventre de la nuit.
***
Un jour pourtant, les cordes, lasses de mensonges,
Se rompirent en plein vol comme un dernier sanglot.
L’archet tomba, tronçon d’éclair sans aura,
Tandis que l’ouragan, ivre de sa victoire,
Déchirait la membrure, arrachait les copeaux
De ce qui fut jadis un navire, un refuge,
Un alphabet de bois pour écrire l’espoir.
Le vagabond sourit, car il comprit trop tard
Que la quête n’était qu’un piège de miroirs :
On y perd son reflet avant d’y trouver Dieu.
***
La mer entra en lui, fluide et sacramentelle,
Vida ses poches pleines de rimes et de raisons,
Cassa les portes d’or où riaient les saisons.
Il devint ce qu’il fuyait : néant, souffle, poussière,
Note égarée au bord d’une partition vide.
Son violon, cercueil flottant, épave tendre,
S’enfonça dans la nuit des estomacs marins,
Tandis que son dernier soupir, ultime cantique,
Allait nourrir le chant des vagues éternelles…
Et personne, jamais, ne sut qu’il avait faim.
***
Maintenant, quand la tempête éventre les nuées,
Quand les galets pleurent leur chanson de granit,
Les pêcheurs entendent parfois, entre deux rafales,
Un air qui n’appartient qu’aux lèvres du regret.
Ils disent que la mer, ce soir-là, semble écouter,
Immobile un instant, comme frappée de honte.
Puis le vent reprend tout, vorace et sans mémoire,
Et le rocher demeure, cicatrice géante,
Où gît une corde usée, froide, sans musique…
Tombeau d’un homme qui crut dompter l’infini.
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