Le Dernier Cantique de l’Étoile Muette
Un temple gît, blessé par les siècles voraces,
Ses colonnades éventrées par l’effroi,
Ses dieux de marbre écorchés vifs par les audaces
Des pluies mordant l’éternité qui perd sa voix.
Là, chaque aube allume un deuil de chrysanthèmes,
Et le vent y tresse en secret des litanies
Aux lèvres des portiques que le lierre étouffe,
Tandis que les échos, fantômes insensés,
Râlent des mots d’amour à la pierre qui souffre.
En ce réduit des ombres, un homme égaré,
Peintre aux doigts tachés d’azur et de cendres froides,
Vient chaque soir poser son cœur sur les autels
Où jadis brûlaient les encensoirs des néréides.
Il parle aux astres nus, à la lune en lambeaux,
À ce qui reste beau dans l’univers qui tombe.
« Ô murs criblés de nuit, ô vous, mes seuls confesseurs,
Disait-il en pressant ses paumes sur les stèles,
Voyez comme je porte en moi tant de couleurs
Que nul ne veut puiser, trop lâches pour les ailes !
Mon âme est un vitrail que le monde a brisé… »
Or, une nuit d’hiver où les heures geignantes
S’étiraient dans les couloirs froids du firmament,
Une étoile tomba — non pas morte, mais saignante —
Dans la coupole ouverte où veillait l’exilé.
Elle roula jusqu’à ses pieds, frêle créature,
Son corps de lumière amputé de ses rayons,
Et dans un souffle éteint : « Je suis la déchue,
Celle qu’on nomma Reine au pays des lions.
J’ai quitté mon trône de feu pour ton supplice… »
L’artiste, ému, prit l’astre en ses mains tremblantes,
Sentant sous ses doigts naître un frisson d’infini.
« Pourquoi me choisir, moi, l’ermite aux toiles folles,
Moi dont les pinceaux n’ont que des pleurs pour pigments ? »
L’étoile exhalait un parfum de nostalgie :
« J’ai vu tes nocturnes où brûle un feu si pur
Que les cieux jaloux ont voulu l’anéantir.
Peins-moi, donne un visage à ma douleur obscène,
Avant que ne s’éteigne en moi l’ultime éclair… »
Alors commença leur étrange sérénade.
L’homme, chaque soir, traçait sur les parois
Les courbes d’un destin que le sort mutila.
Il mêlait l’or des nuits au sang des constellations,
Et l’étoile, pâlissant, lui contait sa chute :
« Je fus aimée des vents et des mers en furie,
Mon regard apaisait les tempêtes du Nord.
Mais un jour, j’ai souri à un mortel trop beau —
Les dieux n’ont pas de cœur pour les fautes subtiles… »
Les fresques grandissaient, tourmentées et sublimes,
Où des anges brisés dansaient avec les loups,
Où chaque coup de pinceau était un vertige,
Où la beauté naissait de l’aveu des décombres.
L’étoile, chaque jour plus faible, murmurait :
« Plus vite, artiste maudit, vois comme je m’efface !
Ton art est le linceul où je veux m’engloutir… »
Un crépuscule vint où les ombres s’épaissirent.
L’étoile n’était plus qu’un souffle cristallin.
L’homme, fou d’acharnement, les yeux brûlés de fièvre,
Criait aux murs muets : « Je ne peux finir !
Il manque à ton portrait la lueur qui t’anime… »
Alors, l’astre mourant dans un suprême effort,
Arracha de son cœur un reste de poussière
Et la jeta sur l’œuvre où vibrait son essence :
« Prends ceci, c’est le nom que j’avais dans les cieux,
Le seul vrai fragment de mon être éperdu… »
Soudain, la fresque entière irradia d’extase,
Les couleurs s’embrasèrent d’un feu surnaturel,
Et le temple trembla comme sous un baiser.
Mais quand l’artiste se retourna, l’étoile avait
Disparu. Seul restait un frémissement vague,
Une note suspendue au bord du néant…
Il courut jusqu’au seuil, appela cent fois l’ombre,
Mais la nuit se faisait complice du silence.
Alors, comprenant l’irrémédiable adieu,
Il prit un couteau — celui qui taillait les rêves —
Et dans un geste lent, presque religieux,
Grava son propre nom sous les traits de l’absente.
Puis, s’allongeant au pied de l’œuvre désormais
Plus vivante que lui, il attendit que vienne
Le moment où son sang, épousant les couleurs,
Ferait de sa chair morte un ultime pigment.
L’aube le trouva là, souriant à jamais,
Les yeux ouverts sur ce qu’aucun vivant ne voit.
Dans le temple, les murs pleuraient des gouttes d’ambre,
Et quelque part, très haut, une tache pâlie
S’étiolait dans l’aube, infiniment meurtrie…
Depuis, quand vient l’hiver, certains soirs de détresse,
Si l’on tend l’oreille au ventre des ruines,
On entend résonner un dialogue éteint :
L’écho d’un pinceau qui caresse les astres,
Et le cri d’une étoile qui ne guérira pas.
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