Le Dernier Chant des Ruines
À travers les décombres où grondait l’adieu des canons,
Ses yeux, deux braises éteintes, creusaient le crépuscule,
Cherchant dans la poussière un visage aux traits pardonnés.
La ville gisait, éventrée, sous un ciel de cuivre et de suie,
Ses murs écorchés racontant l’éternité des bombardements,
Les rues n’étaient plus que cicatrices, veuves de vie,
Où erraient des murmures, fantômes de rires anciens.
Il avançait, guidé par le souvenir d’une fenêtre,
Une croisée où flottait jadis un rideau couleur d’aurore,
Maintenant lambeau pendu tel un pleur silencieux à naître,
Agité par le vent qui gémissait comme un cœur encore.
« Ô mémoire, labyrinthe où se perdent les pas du courage,
Montre-moi le chemin des jours où l’amour était roi…
Je cherche une voix qui chantait avant l’orage,
Une main qui tenait la mienne au bord de l’effroi. »
Soudain, une mélodie naquit des pierres calcinées,
Une complainte de violon échappée à l’étreinte du temps,
Elle dansait entre les gravats, note après note alignée,
Comme un fil d’argent tissant l’espoir d’un printemps.
Il courut, fouettant les cendres de ses pas fiévreux,
Son manteau déchiré claquant tel un drapeau rebelle,
Et trouva, sous un arbre mort aux rameaux fiévreux,
Un musicien fantôme jouant pour les ombres jumelles.
« As-tu vu passer celle qui portait des roses dans les cheveux ?
Demanda-t-il, voix brisée par les siècles d’un hiver long.
Son rire était pareil au frémissement des cieux,
Son nom gravé dans mon sang comme un ultime symbole. »
Le violoniste leva un visage de brume et de regrets,
« Je joue pour ceux que la guerre a changés en statues,
Leurs noms sont des feuilles que le vent jette à jamais,
Leurs amours, des chandelles qu’un souffle a tues. »
Le soldat, nouant ses doigts à l’argile du désespoir,
S’enfuit vers les quartiers où flottaient leurs promesses,
Là où se dressait naguère un balcon espoir,
Il ne trouva qu’un escalier montant à la caresse des ténèbres.
Chaque marche écroulée était une lettre arrachée
Au livre d’heures où leurs destins s’étaient unis,
Il grimpa, écorchant ses paumes à l’absence sculptée,
Jusqu’à ce toit où la lune versait son lait infiniment pâli.
Là, parmi les tuiles brisées en mille éclats de lune,
Gisait une boîte de fer rouillé, cercueil miniature,
À l’intérieur, un bouquet de lettres mortes, opportunes
Témoins d’un amour enterré par l’injure des obus.
« Ma bien-aimée, écrivait-il dans l’encre pâlie des tranchées,
Quand reviendrai-je bercer ton chagrin dans mes bras ?
La boue ici dévore les hommes comme un monstre affamé,
Mais ton parfum lutte encore contre l’odeur des corps las… »
« Mon courage, répondait-elle d’une écriture altérée,
Est un oiseau blessé qui ne sait plus où nicher,
Les nouvelles du front sont des couteaux dans mes pensées,
Je t’attends en tissant des manteaux pour l’hiver à venir. »
La dernière enveloppe, cachetée de cire et de silence,
Ne portait qu’un mot griffonné d’une main qui tremblait :
« Ils arrivent. » Et rien d’autre. Rien que l’absence
En spirale, avalant l’encre et le papier qui se déchirait.
Le soldat serra les lettres contre sa poitrine éteinte,
Son cri se perdit dans le ventre vide de la cité,
Quand soudain, une lueur naquit au loin, feinte
Ou miracle, danse folle d’une lanterne égarée.
Il dévala les ruines, ivre d’un espoir cruel,
Les murs semblaient murmurer : « Elle n’est plus, elle n’est plus… »
Mais lui, poursuivant la lueur comme un chien fidèle,
Se heurta à un miroir brisé dressé dans l’absolu.
Dans chaque éclat de verre tremblait un reflet différent :
Ici, son visage creusé par les années de guerre,
Là, un adolescent souriant sous un ciel printanier,
Plus loin, un vieillard pleurant des cendres sur la terre.
Au centre, une silhouette en robe d’été léger,
Tournant lentement dans la lumière des réverbères,
Ses cheveux coulaient comme un fleuve de blé,
Ses mains tendues vers lui en un geste éphémère.
« Jeanne ! » hurla-t-il, mais le miroir resta muet,
Les fragments tombèrent en pluie de diamants noirs,
La vision se dissipa en un soupir de duvet,
Le laissant seul avec la nuit et ses désespoirs.
Il erra trois jours et trois nuits, buvant aux flaques d’oubli,
Mâchant l’écorce amère des arbres martyrisés,
Appelant en vain celle dont le nom était enfoui
Sous les décombres de ce qui fut un jardin embrasé.
Au matin du quatrième jour, il trébucha sur une pierre
Graveé d’un cœur où leurs initiales s’enlaçaient,
Il se coucha sur la terre froide, berceau de pierre,
Et ferma les yeux pour enfin rejoindre son attente.
La neige se mit à tomber, linceul immaculé,
Enveloppant les ruines d’un silence sacré,
Effaçant les traces de sang, les cicatrices du passé,
Et le soldat devint légende, ombre parmi les ombres.
Quand le printemps revint, timide, sur les décombres,
Une rose perça le béton, rouge comme un cœur vivant,
Personne ne sut qu’elle naquit de deux amours sombres
Dont les noms dormaient ensemble sous le vent.
Maintenant, quand la lune caresse les murs en ruine,
On entend parfois un duo de violon et de sanglots,
L’écho d’un baiser perdu que le temps assassine,
Et la rose murmure une chanson que personne ne comprend.
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