Le Dernier Soupir des Pierres
Au cœur d’une cité que le temps dévore,
Où les clochers blessés sanglotent vers l’aurore,
Errait un enfant pâle aux cheveux de corbeau,
Portant dans son regard tout l’hiver du tombeau.
Son nom ? Un souffle amer que les murs répétaient,
Un écho sans éclat que les ruines taisaient.
Poète sans recours, il marchait, vagabond,
Sur les pavés lépreux que la brume étouffait.
Ses vers, fruits du chagrin, naissaient dans les ténèbres,
Comme des lys flétris au bord d’un lac funèbre.
Un soir où le ciel lourd ployait sous les débris,
Qu’une pluie de granit s’abattait sur les griottes,
Il vit une ombre glisser entre les colonnades,
Spectre frêle vêtu de lune et de malheur.
Ses pas semblaient danser sur des cordes tendues,
Et sa voix, ruisseau clair dans un désert de cendre,
Appela doucement : « Toi dont les mots sont armes,
Pourquoi graver ton âme au flanc des monuments ? »
Il se tourna, tremblant, vers l’apparition :
Un visage de cire où brûlaient deux braises,
Des mains translucides comme un verre brisé,
Et dans ses yeux dormait un océan d’absence.
« Je suis celle qui lit tes pleurs entre les lignes,
L’écho de ton silence aux carrefours vides.
Viens, suis-moi là où les mots perdent leur ombre,
Là où les cœurs brisés deviennent des légendes. »
Ils marchèrent trois nuits le long des canaux morts,
Traversant des ponts croulants, des places en décors,
Tandis qu’elle contait l’histoire de la ville :
« Ces pierres ont aimé, brûlé, crié, maudit.
Chaque fissure cache un sanglot retenu,
Chaque angle ébréché garde un adieu perdu.
Mais toi, fils de la nuit aux strophes interdites,
Ton encre est le poison qui réveille leurs plaies. »
Il voulut protester, lui prendre les poignets,
Mais ses doigts traversèrent un brouillard glacé.
« Je ne suis qu’un reflet, dit-elle, une pensée
Née du désespoir des murs abandonnés.
Depuis cent ans, j’attends qu’un regard sans voile
Libère ma mémoire prisonnière des tuiles.
Ton chant m’a rendue chair pour une danse ultime…
Mais chaque pas m’éloigne du peu qui me rattache. »
Alors, sous un porche où pleuraient les stalactites,
Elle posa sa tête sur son manteau râpé.
« Écris notre histoire avant que ne se dissipe
Ce miracle fragile où deux solitudes s’unissent.
Chaque mot sera clou pour fixer mon essence,
Chaque rime, cordeau liant mon existence.
Mais prends garde : l’encre dont tu baises la page
Boira le peu de vie échoué sur ta rive. »
Il obéit, fouillant son cœur comme un voleur,
Tandis qu’autour d’eux crissait la rumeur des pierres.
Les strophes jaillissaient, bêtes écorchées vives,
Mordant le parchemin avec des dents de fièvre.
À mesure qu’il traçait les lettres fatidiques,
La jeune femme pâlissait, spectrale et liquide.
« Plus vite ! » suppliait-elle en serrant ses tempes,
« Je sens s’évaporer les syllabes qui m’aiment… »
Quand vint l’aube crucifiant l’horizon noir,
Le poème achevé tremblait dans ses mains froides.
Il leva les paupières : un cri rauque explosa.
Elle n’était plus là – juste une traînée de brume
Où dansaient pêle-mêle les feuilles arrachées,
Et sur le sol, un livre aux pages déchirées.
Il courut, appelant ce nom qu’elle portait
(Sans jamais se souvenir comment il le savait),
Mais les ruines riaient de leurs gorges profondes :
« Tu as cru conquérir l’amour qui transcende l’heure ?
Nous gardons à jamais ceux qui nous ont chantées.
Elle était ton chef-d’œuvre… et tu l’as terminée. »
Alors, comprenant soudain l’étendue du crime,
Il pressa contre lui le manuscrit maudit,
Sentant sourdre des mots un froid venin de rime
Qui glaçait ses poumons, éteignait son esprit.
Un à un, ses cheveux blanchissaient dans la brise,
Ses ongles se changeaient en poussière de grès,
Tandis que ses derniers sanglots, lourds de méprise,
Se figeaient en statues sur le parvis désert.
Maintenant, quand la lune effleure les décombres,
Deux fantômes s’y cherchent parmi les déritus :
Lui, murmurant sans fin des vers que plus personne n’ombre,
Elle, effaçant d’un souffle les mots qu’il a produits.
Et la ville, éternelle, enroule sa spirale
Où chaque amour naissant devient épitaphe,
Où chaque poète apprend – trop tard – que les plumes
Sont des couteaux sacrés qui tuent ce qu’elles aiment.