Le Jardin des Larmes éternelles
Au creux d’un vallon où le temps se suspend,
S’étend un jardin que nul œil ne contemple,
Où les roses d’ivoire, en leur éclat tremblant,
Gardent sous leurs épines un serment ineffable.
Là vit Églantine, âme en deuil sans flambeau,
Dont les pas de velours effleurent les allées,
Comme un chant de violon brisé par les années,
Elle erre entre les buis, spectre de son tombeau.
Ses mains, pâles reflets d’une lune ensevelie,
Cueillent sans les froisser les pétales défunts :
« Ô vous, fleurs de mémoire, témoins de l’autre vie,
Portez à l’absent l’amour qui ne vient plus. »
***
Souviens-toi, Églantine ! En ces mêmes charmilles,
Lorsque avril enivrait les cieux d’azur liquide,
Tu promis à Florian, sous les branches tranquilles,
De l’attendre autant que les chênes seraient rigides.
« Même si les ruisseaux tarissent leur chanson,
Même si les lys blancs rougissent sous l’orage,
Je resterai fidèle à notre oraison,
Jusqu’à ce que la terre elle-même soit mirage. »
Il partit au matin, glaive au côté vermeil,
Sous l’étendard du roi qui dévorait les plaines,
Laissant dans son sillage un adoir de soleil
Et deux cercles d’argent liant nos vies sereines.
***
Vingt hivers ont neigé sur les ifs solennels,
Vingt étés embrasé les glycines fidèles,
Mais le jardin secret, veillé par les angelots,
Préserva chaque mousse et chaque humble tonnelle.
Églantine, chaque aube, en robe de lin clair,
Arrose les boulingrins d’une eau de fontaine,
Murmurant aux iris : « Il reviendra, l’hiver
N’osera point ternir l’éclat de son domaine. »
Pourtant, un soir d’automne où les vents se lamentent,
Quand les astres pleuraient en perles de cristal,
Un messager franchit les grilles qui lamentent,
Apportant un anneau frotté de sangoyal.
« Madame… », dit l’homme, les yeux pleins de tempête,
« Le seigneur Florian gît sous les lauriers verts.
Il a choisi la mort plutôt que la défaite,
Sauvant par ce trépas cent frères d’univers. »
***
Le jardin tout entier retint son souffle amer.
Les œillets déchirés saignèrent en silence,
Tandis qu’Églantine, statue de lumière,
Sentait ses doigts glacer l’anneau de l’absence.
« Tu avais juré, Florian, par les roses blanches,
De revenir à moi quand sonnerait le cor…
Les dieux jaloux ont-ils compté nos nuits franches ?
Notre amour était donc trop parfait pour le sort ? »
Elle courut s’abattre au bord du lac dormant
Où jadis leurs deux cœurs, enlacés dans les nénuphars,
Avaient scellé d’un baiser leur pacte éclatant :
« Même la mort viendra, nous serons sa lumière. »
***
Voici que l’aube point, cruelle en son dédain.
Églantine se lève, et dans un cri de brume,
Défait ses cheveux d’or où perlait le chagrin :
« Puisque l’éternité n’est qu’une vaste plume
Qu’efface le destin, je brise à mon tour
Le vœu qui me liait à l’ombre d’un fantôme.
Jardins, soyez témoins : je vais, pour notre amour,
Franchir le seuil noir où sa voix me renomme. »
Elle prend un sécateur aux lames d’argent pur,
Celui qui taillait jadis les roses complices,
Et tranche d’un geste lent, profond, sûr,
La tige du grand rosier aux fleurs de supplices.
***
Sous le coup, le jardin exhale un long sanglot.
Les arbres inclinés pleurent leur sève antique,
Les statues de marbre fondent en ruisseaux faux,
Et la terre se fend en un rire sismique.
Églantine sourit, les lèvres teintées d’aube,
Tandis que ses cheveux blanchissent en instant,
« Je t’ai gardé, Florian, notre pacte était probe,
Mais le destin exige un plus grand testament. »
Le rosier assassin, gémissant de détresse,
Laisse choir ses bourgeons comme autant de regrets,
Et dans ses branches mortes, une étrange richesse
Apparaît : Florian, couché parmi les brindilles.
***
Ils reposent enfin sous les cieux écorchés,
Deux corps enlacés dans la pourpre et l’argile,
Tandis que le jardin, lentement desséché,
Efface jusqu’au nom gravé sur son argile.
Les saisons désormais tournent à vide ici,
Sans printemps pour briser le linceul de givre,
Seul persiste, le soir, un écho adouci :
« L’amour ne meurt jamais, il apprend à se suivre. »
Et si quelque passant, égaré de sa route,
Tente de pénétrer ce domaine sans clés,
Il verra dans la brume une forme qui doute,
Cueillant des roses mortes aux parfums troublés.
« `