Le Jardin des Ombres Oubliées
Une âme en lambeaux franchit les grilles du soir.
Son pas, fantôme léger sur les graviers de lune,
S’égare parmi les roses en deuil de leur parfum.
Ce jardin n’est point écrit sur les cartes du rêve :
Ses allées sont des plaies que le temps ne soulève,
Ses buissons, des doigts crispés cherchant l’horizon perdu,
Et ses bassins de marbre pleurent l’eau qui s’est tue.
L’errante tend la main vers un lilas moribond,
Mais chaque pétale tombe en écho de son nom.
« Qui donc m’appelle ici ? » murmure-t-elle au feuillage,
Tandis qu’un vent mauvais déchire son visage.
Une statue se dresse, gardienne aux yeux clos,
Dont les lèvres de pierre savent les anciens mots :
« Chercheuse d’infini dans ce réduit d’argile,
Ton espoir est la clef qui rouille dans son exil. »
L’âme frémit. Sa chair translucide se souvient
D’un rire, d’un serment, d’un regard avenir…
Fantômes ! Tout n’est plus que cendre organisée,
Que miroirs brisés où danse sa pensée.
Elle avance. Les murs de houx en labyrinthe
Croissent à chaque pas, tissant leur étreinte.
Des fruits noirs y pendent, gouttes de nuit figées,
Portant en leur cœur l’amer nectar des siècles.
Soudain, une clairière où les herbes folles
Chuchotent en chœur les noms qu’on immole.
« Viens, dit la brise, bois à la source interdite,
Ton souvenir est l’onde où ta peine est inscrite. »
Mais quand elle se penche au puits des vanités,
L’eau fuit en tournoyant, miroir des vérités.
Au fond, mille reflets de visages sans masques
Se noient dans un rire plus cruel que les flammes.
« Mensonge ! » crie l’âme en froissant sa poitrine.
Un rossignol se tait. La lune se mutine.
Les arbres maintenant lui barrent le chemin,
Leurs branches enchaînant l’espace et le destin.
Une porte apparaît, vermoulue, presque ombre,
Où pend un lierre amer comme un remords sombre.
« Passe, souffle une voix qui vient de partout,
Ton ultime royaume est au bout du doute. »
Elle pousse le bois mort. Un champ de pavots
Ondule sous le gel d’un soleil trop bas.
Chaque fleur est un œil qui cligne sa paupière,
Chaque tige un soupir prisonnier de terre.
Au centre, un tertre nu où git une couronne
D’épines et de lys que le néant moissonne.
« C’est ici qu’on enterre ce qu’on croyait vivre,
Murmure le sol, ici que les espoirs se délient. »
L’errante tombe à genoux. Ses mains creusent
La terre avide où mille noms s’épuisent.
Pas d’ossements, pas de relique ou de clarté –
Seul un miroir brisé lui rend sa vérité.
Dans les éclats d’argent, son visage s’effrite,
Comme neige au contact d’une aube maudite.
« Je suis donc ce jardin où tout désir s’étiole,
Ce labyrinthe usé jusqu’à la dernière moelle… »
Le vent emporte ses mots. Les roses se ferment,
Les statues détournent leurs regards inertes.
Un à un, les chemins se retirent en arrière,
Effaçant jusqu’à l’idée de lumière.
Maintenant, elle marche sans ombre ni substance,
Son corps n’est plus qu’un souffle qui s’évase.
Le jardin tout entier se replie en sa chair,
Fermant sur son secret les portes de l’éther.
Quand l’aube viendra (mais quelle aube dernière ?),
Rien ne tremblera plus sous la plume légère :
Ni nom dans la brume, ni trace dans les sentiers,
Rien qu’un vieux mur croulant mangé par les ronces.
Ainsi meurent les âmes qui crurent survivre
Aux printemps enterrés sous les neiges d’orgueil.
Leurs pas ne font pas bruire les feuilles mortes,
Leurs pleurs se confondent aux sources distordues.
Et le jardin secret, gardien des agonies,
Rêve en son cœur vide aux vaines harmonies,
Tandis qu’au-dehors, les vivants inconscients
Marchent sur les fleurs de son silence ancien.
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