Le Jardin des Oubliés
Un peintre au front meurtri cherchait l’âme apaisée.
Éloi, nommé tel un saint voué à l’ennui,
Errait parmi les murs lépreux de son réduit.
Son pinceau, sec et las, refusait les couleurs,
Et l’inspiration fuyait comme une pleur.
Un matin, sous un ciel de plomb et de regrets,
Il découvrit une clé rouillée dans un guéret.
Elle ouvrit un portail caché sous le lierre,
Menant à un jardin où dormait la lumière.
Ô merveille ! Les rosiers, jadis rois des parterres,
Étiraient leurs bras morts vers des printemps austères.
Les statues, gardiennes d’un amour défleuri,
Pleuraient en silence un passé enseveli.
Un banc de fer forgé, rongé par les années,
Portait l’écho lointain des tendres destinées.
Et là, près d’un bassin où l’eau ne chantait plus,
Gisait une enveloppe aux bords de devenue.
La lettre, froissée et pâlie par les hivers,
S’exhalait en soupirs d’encres et de couverts :
« À celui qui viendra lorsque j’aurai disparu,
Je confie ce jardin où mon âme a vécu.
Je suis Amélie, enfant des saisons fanées,
Dont les doigts effleuraient les roses condamnées.
J’ai aimé un éclat qui ne m’appartenait,
Un rêve évanoui que nul ne ramenait.
Peintre, si tu comprends la langue des ruines,
Retrace nos matins, nos nuits, nos disciplines.
Peins ce qui fut promis et jamais accompli,
L’aurore d’un baiser qui jamais n’a jailli.
Que chaque pétale mort revive sous ta main,
Et que ton cœur s’abreuve à ce cruel destin.
Mais crains le temps, ce loup qui rôde et dévore,
Il emporte les rires et les rend spectres morts. »
Sous le choc de ces mots, Éloi, l’âme enflammée,
Saisit ses pigments d’or et sa toile tramée.
Il peignit sans relâche, sous la lune ou le vent,
Les lys aux fronts courbés, les ifs au regard vant.
Il donna vie au marbre et souffle aux corolles,
Croyant fixer l’instant devant les épaules.
Mais chaque trait posé, chaque ombre caressée,
S’effaçait lentement comme un songe passé.
Une nuit, il crut voir, près des fontaines sèches,
Une ombre en robe blanche errer sous les dimanches.
« Amélie, est-ce toi, fantôme ou vérité ?
Ton jardin se dérobe à mon avidité !
Pourquoi mes couleurs fuient-elles ton souvenir ?
Le temps m’a-t-il vaincu sans jamais me punir ? »
La vision répondit d’une voix de feuillage :
« Tu combats l’océan avec un pauvre ouvrage.
Le jardin n’est qu’un leurre, un miroir éclaté,
Où chaque fleur est un adieu jamais porté.
Ce que tu crois saisir n’est que cendre et que vent,
Le présent est un leurre, le passé… dévorant.
Fuis, Éloi ! Laisse ici mourir nos espérances,
Car le temps ne rend pas les mortes apparences. »
Mais le peintre, obstiné, reprit son art maudit,
Voulant capturer l’âme que nul n’avait saisie.
Les années filèrent, rongeant toiles et murs,
Le jardin se couvrit de linceuls de futur.
Un jour, on trouva l’homme, inerte sous un chêne,
Serrant contre son cœur la lettre qui l’enchaîne.
Ses yeux fixes semblaient chercher au-delà d’eux
L’ombre d’un jardin clair où dansent les aveux.
Et sur sa dernière œuvre, à demi dévorée,
On voyait deux amants… en poussière dorée.
Le temps avait vaincu, comme il terrasse toute
La bravoure des cœurs et l’éclat de la doute.
Le manoir tomba en poudre, et le jardin secret
Devint un champ de deuil où nul ne revenait.
Seul le vent y murmure, éternel et farouche,
L’histoire d’un peintre mort pour une ombre de bouche,
Et celle d’un amour que le destin rompit
Avant même qu’il n’ait eu le temps de s’offrir.
Ainsi va le destin des âmes trop ardentes,
Qui croient lutter en vain contre les lois du temps.
Leurs noms s’effacent lentement des mémoires,
Leurs combats ne sont plus que vents dans les histoires.
Mais parfois, quand la lune argente les décombres,
On entend sangloter les roses de leur ombre,
Et l’écho d’une lettre, écrite en alphabet
De larmes et de nuit, qui jamais ne fut lue.
« `