Le Naufragé et l’Ombre des Forêts
Lorsque le vent mordait les voiles en lambeaux,
Que l’océan hurlait sa colère infinie,
Un homme, dernier fruit d’un équipage en miettes,
S’accrochait au bois mort, spectre de l’espérance.
Ses yeux brûlés de sel scrutaient l’horizon vide,
Où la nuit et l’écume engouffraient le soleil.
Les vagues, loups voraces, léchaient ses membres froids,
Et le temps, ce marin sans boussole ni cœur,
L’abandonnait aux bras mouvants de la tourmente.
Trois lunes s’effacèrent dans le miroir des flots,
Trois lunes où sa faim dansait avec la lune,
Jusqu’à ce qu’un matin teinté de cendre et d’ambre,
Une terre se lève, monstre au dos hérissé
D’arbres tordus, géants figés dans un blasphème.
Il nomma ce rivage « Le Repos du Naufrage »,
Et traîna vers les bois son corps de sel et d’ombre.
***
La forêt était vieille comme les pleurs du monde.
Ses chênes, noirs piliers d’une cathédrale morte,
Croisaient leurs bras secrets en voûtes de mystère.
Des racines, serpents luisants aux écailles de mousse,
S’enroulaient en tapis sur un sol de soupirs.
L’air sentait la blessure, l’orage contenu,
Et chaque pas creusait un écho dans l’abîme.
Le marin, cœur battant au rythme des branchages,
Marchait vers un destin tissé de fils d’araignée.
Soudain, un frisson glaça la moelle des fougères :
Une forme glissait entre les troncs fantômes,
Robes de brume pâle et chevelure d’étang.
« Qui ose, murmura-t-elle, éveiller mes silences ?
Je suis l’âme des sources que la foudre a brisées,
Le chant des ruisseaux pris dans les filets de givre. »
L’homme, pétrifié, vit ses lèvres bouger
Comme des feuilles mortes sur un étang de nuit.
***
« Toi dont les mains portent l’amer baiser des lames,
Je connais ton supplice et le poids de tes chaînes.
Viens, suis mon pas léger où le temps se dénoue,
Je t’offrirai l’oubli des horizons trahis. »
Sa voix était un phare au pays du brouillard,
Un feu follet dansant sur les marais du doute.
Le marin, ivre d’espoir comme un enfant mordu,
Se prit à soulever les pierres du mensonge :
« Montre-moi le chemin qui mène aux ports perdus,
Et je te donnerai mes nuits, mes songes vides. »
L’étrangère rit, d’un rire de cloches fêlées :
« Les ports ne sont que mirages nés de la peur,
Mais je t’apprendrai l’art de flotter entre deux mondes,
Sans ancre, sans mémoire, sans désir qui déchire. »
Elle tendit une main froide comme les algues
Qui dansent avec les noyés au fond des cales.
***
Ils marchèrent sept jours sous des ciels de caveau,
Où les oiseaux avaient des plumes de poussière.
Elle lui parlait parfois des roses sous la glace,
Des étoiles captives dans les puits sans fond,
Et l’homme écoutait, buvant ces mots poison
Qui faisaient germer en lui des jardins de vertige.
Peu à peu, ses souvenirs se changèrent en cendre,
Son nom devint un souffle, son passé, un drap vide.
Au septième crépuscule, ils trouvèrent une clairière
Où stagnait une eau noire, œil aveugle de la terre.
« C’est ici, dit l’esprit, que naissent les délivrances.
Plonge, et tu trouveras ce que tu as tant cherché. »
Le marin crut voir flotter, dans les reflets d’encre,
Les visages aimés, les ports aux mille lumières.
Il se jeta, croyant étreindre enfin l’aurore,
Mais l’étang n’était qu’un piège de miroirs froids.
***
Maintenant, quand la lune erre au zénith des chênes,
On entend un sanglot monter des profondeurs.
L’ombre aux cheveux d’étang danse sur l’eau menteuse,
Tissant des nattes d’or avec des fils de brume.
Quant au marin, il erre en un rêve de sel,
Prisonnier d’un reflet qui ne fut jamais sien,
Et la forêt ricane, éternelle ventouse,
Aspirant les espoirs nés du ventre des hommes.
Ainsi se referma le livre du naufrage,
Sans héros, sans témoin, sans prière finale.
Il ne reste qu’un chant de vague sur les pierres,
Et cette vérité que les lèvres des morts
Murmurent aux vivants ivres de lendemains :
« Malheur à qui confie sa soif aux fantômes,
L’espérance n’est qu’un leurre né de la brume. »