Le Poids des Hivers
Un vieillard gravit l’ombre, étreint par la rafale,
Ses pas lourds de regrets creusent le linceul blanc
Que la neige éternelle aux rochers va cousant.
Le givre, tel un luth, murmure à son oreille
Des refrains oubliés qu’un souvenir réveille :
Là-haut, sous les sapins que le temps a courbés,
Gît un secret enfoui dans les pleurs étouffés.
Son manteau, dévoré par les ans et les brumes,
Flotte tel un drapeau sur des ruines posthumes.
Ses yeux, deux lacs éteints où nageait l’espérance,
Cherchent en vain l’écho d’une ancienne romance.
« Ô sommets sourcilleux, témoins de mes naufrages,
Rendez-moi le soupir perdu dans vos orages !
Je viens, avant la nuit qui mord l’horizon pâle,
Trouver ce que j’ai fui sous les serments d’opale. »
Il parle, et sa voix tremble ainsi qu’un feu follet,
Tandis que le vent noir déchire son collier
De perles glaciales, héritage d’un autre,
D’un frère au cœur trop prompt que dévora l’autel.
Mais le vieillard, hagard, poursuit sa marche lente,
Escaladant le deuil de la pente sanglante,
Où jadis, jeune et fier, il bravait les hivers
Aux côtés d’un ami plus cher que l’univers.
« Louis ! Louis ! Pourquoi ton rire s’est-il tu ?
Pourquoi ton âme ardente a-t-elle pris le luth
Des anges noirs chantant l’adieu sur les collines ?
Nous portions le même sang, la même soif divine…
Mais un matin d’averse où les cieux se fendaient,
Tes pas ont dévié vers les gouffres maudits.
Je t’ai vu disparaître, ô frère de mon âme,
Sans un cri, sans un geste, effacé par la lame. »
Le vieillard s’agenouille, étreint un roc glacé,
Comme pour arracher au silence un passé
Qui se dérobe, ainsi qu’un cerf sous les feuillages.
Soudain, un éclair trouble agite les nuages :
Dans la neige, un reflet d’argent luit faiblement,
Un coffret oublié par les neiges mouvantes.
De ses doigts engourdis, il brise le mystère —
À l’intérieur, un pli jauni par les colères
Des saisons. Une lettre, écrite en traits fiévreux,
Se déploie comme un lys sous un ciel orageux :
« À toi qui m’as quitté quand mon cœur se consume,
Sache qu’en ce lieu gît l’aveu qui me consume.
Je t’aimais d’un amour que les monts seuls savèrent,
Mais le destin jaloux nos destins sépara.
Si tu lis ces mots froids que la mort va dissoudre,
Rejoins-moi au-delà du voile de la foudre. »
Le vieillard pâlit, l’air se fige en diamant.
« Louis… Tu m’as aimé ? Mais notre firmament
Ne vibrait que d’amitié pure et fraternelle !
Pourquoi ce feu secret, cette flamme éternelle ?
J’ai fui nos monts glacés, croyant fuir ton remords,
Sans voir que ta douleur était l’unique port… »
Sa voix se noie en sanglots que la bise emporta,
Tandis que le ciel crache une neige plus forte.
Il serre contre lui la lettre et son supplice,
Et reprend son ascension vers le précipice,
Où Louis, autrefois, tomba dans les frimas.
« Je viens, cher compagnon, effacer ton trépas !
Pardonne à l’ignorant qui n’a su voir ton âme —
Nous boirons l’infini là où plus rien ne pâme. »
Mais les dieux sourds aux cris des humains éperdus
Lui tendent un piège où ses pas se sont perdus :
La neige, en tourbillons, aveugle sa prunelle,
Le gel mord ses tendons, la nuit devient cruelle.
Il chancelle, agrippé au parchemin maudit,
Tandis qu’en lui renaît le visage enfoui
De Louis, souriant sous les branches nocturnes.
« Attends-moi, frère, attends… Les ténèbres sont vaines… »
Un pas de plus — le vide avale son appel.
Le vent, seul, psalmodie un requiem éternel.
Au matin, les chasseurs trouvèrent son corps blême
Pris dans les bras d’un hêtre aux racines suprêmes,
La lettre encor collée sur son cœur désuni.
Et depuis, quand décembre emplit l’azur fini,
On dit qu’un double esprit hante les cimes mornes,
Cherchant dans les reflets des neiges sans retour
L’instant où, main dans l’âme, ils auraient pu s’aimer
Sans que le monde entier ne vienne les juger.
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