Le Pont des Soupirs Éternels
Les pavés luisants, miroirs brisés d’un ciel en deuil,
Retiennent le pas d’un homme au manteau de brume,
Portant en lui les couleurs mortes de son orgueil.
Étienne, peintre errant aux mains pleines de cendre,
Cherche dans le brouillard le visage de l’absolu.
Son chevalet fantôme hante les nuits sans tendre,
Et ses toiles muettes sanglotent dans le creux des rues.
Un frêle parapet sépare deux abîmes :
D’un côté, la Seine qui roule des souvenirs d’azur,
De l’autre, un cœur vidé par les heures anonymes,
Qui bat au ralenti comme un astre obscur.
Soudain, dans la clameur silencieuse des gouttières,
Une ombre se déplie tel un parchemin ancien —
Robes de satin noir mangé par les lumières,
Chevelure d’ébène où danse un diadème éphémère.
« Chercheur de vérités, que fais-tu sous l’orage ? »
Sa voix est un ruisseau de miel et de venin.
Les yeux de l’inconnue, deux braises sous l’orage,
Brûlent les derniers voiles d’un destin trop humain.
Elle se nomme Lise, ou peut-être Chimère,
Ses lèvres ont la courbe des mensonges vrais,
Dans son sillage flotte un parfum de fougère
Et l’amertume douce des lilas fanés.
« Je suis celle qui connaît le nom des étoiles mortes,
Celle qui danse entre les pages des livres oubliés.
Viens, peins mon visage avant que le temps n’emporte
Ce qui reste de nous sous les ponts effondrés. »
Le peintre saisit ses pinceaux comme des armes,
Mêlant sur la toile orages et clairs de lune.
Mais chaque trait s’efface, chaque couleur se désarme,
Laissant place au vide d’une éternelle lacune.
« La vérité n’est pas dans le geste qui capture,
Mais dans l’instant fragile où deux regards s’unissent. »
Lise effleure sa main, et dans cette fracture,
Étienne voit trembler tous les soleils finis.
Ils errent sept nuits sur le dos du pont qui gémit,
Elle dévoilant lentement ses masques de porcelaine,
Lui buvant ses mots comme un vin interdit,
Jusqu’à ce qu’enfin éclose la promesse certaine :
« Demain, quand l’aube déchirera sa robe pâle,
Je te donnerai ce que nul œil n’a contemplé.
Mais pour voir l’invisible, il faut payer le prix —
L’artiste véritable doit devenir ce qu’il peint. »
L’aube vient, cruelle, sur les eaux mensongères,
Lise se tient au bord du parapet tremblant.
« Regarde ! » dit-elle en montrant les rives altières,
Et dans ses yeux s’allume un feu dévorant.
« La vérité est là, dans ce saut vers l’abîme,
Dans ce dernier souffle où tout devient art.
Peins notre chute, Étienne, peins notre crime,
Et tu trouveras enfin le sens qui te fuit tant. »
Le peintre hésite, ses doigts serrant la palette folle,
Mais déjà Lise penche son corps vers le néant.
Dans un rire cristallin qui déchire la folle,
Elle bascule en silence, ange ou démon fuyant.
Étienne crie un nom que le vent emporte,
Ses couleurs tombent en pluie sur les pavés.
Il voit s’éloigner la robe qui le hante,
Tandis que le fleuve boit ses rêves avortés.
Pendant trois jours et trois nuits, il reste prostré,
Fouillant l’eau perfide où Lise s’est perdue.
Le quatrième matin, sous un ciel écorché,
Il comprend soudain l’ultime vérité venue.
Son chevalet dressé face au gouffre béant,
Il peint fébrilement ce qui ne peut se dire :
La chute, l’amour, le vertige créant
L’unique œuvre vraie où son âme va mourir.
Quand le dernier trait fond dans la lumière blême,
Un sourire tragique erre sur ses lèvres pâlies.
« Je t’ai suivie, Lise, au-delà du problème,
Notre histoire à présent est éternelle et finie. »
Le pont se vide de ses ombres et de ses plaintes,
La pluie efface doucement les pas du damné.
Seul demeure un tableau où deux silhouettes étreintes
Dansent dans les tourbillons d’un destin condamné.
Les siècles passeront, indifférents et sceptiques,
Mais parfois, dit-on, quand la brume enlace les nuits,
On entend sangloter des pinceaux fantomatiques
Et rire une voix qui connaît tous les ennuis.
La Seine garde en secret ces âmes de pigments,
L’art et l’amour mêlés en un seul vertige.
Et le pont des soupirs, sous les pleurs persistants,
Pleure les vérités qui naissent du sacrifice.
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