Le Miroir des Solitudes
Sous un ciel d’ardoise et sous l’ombre pesante,
Se tenait, spectateur d’une errante constance,
L’Observateur des âmes, figure vacillante.
Son œil, perçant le voile des clartés incertaines,
Voyait dedans la glace où l’image s’efface,
Un reflet double, étrange, défiant les plaines,
Jeu de l’être, duel, au silence tenace.
Là, sur les rives graves où l’air se fait prière,
Le vent lourds chantait des lamentations sourdes,
Un souffle qui déchirait l’air d’un linceul amer,
Envoyant sur l’eau des voix troubles et lourdes.
Lui, esseulé dans l’étreinte du néant glacé,
Ne trouvait dans ses yeux qu’une ombre conjointe :
Cette autre forme obscure, infidèle, effacée,
Spectre d’un autre soi, âme en quête éteinte.
Il voyait chaque jour naître l’image infidèle,
Ce double figé entre l’eau et le silence,
Compagnon muet de son âme irréelle,
Un frère enchaîné à sa propre absence.
« Qui es-tu, reflet plein d’un visage absent ? »
Soupirait l’Observateur au gré des aurores pâles.
« Es-tu mon moi-frère, mon ennemi latent,
Ou simple éclat froid d’une âme qui se fâle ? »
Et le lac lui répondait par des ondulations,
Effaçant puis dédoublant cette figure évasive,
Symbole cruel, miroir cruel des illusions,
Mêlant vérité et ombre corrosive.
Ses pas dans la nuit traçaient des lignes incertaines,
Des cercles fragiles sur le sable tremblant,
Laissant derrière lui des traces mortelles,
Ces empreintes éphémères du cœur vacillant.
Devant lui, s’ouvrait le lac, vaste, inexorable,
Où l’eau répandait une robe de cristaux,
Le front altier des cieux plongeant dans un sable
Que les airs caressaient de leurs doigts si lents, si beaux.
Mais plus le temps fuyait, plus l’âme se déchire,
Sous le poids des visions, des doubles en pleurs,
L’isolement s’étendait, se changeait en empire,
Domine la nuit, règne dans les heures.
Dans ce théâtre vaste où le silence danse,
Se jouait la lutte intime du reflet perdu,
Cette ombre mouvante qui défie l’existence,
Membre foudroyé d’un être confondu.
L’Observateur, las, s’accoudait à la pierre,
Cherchant dans le lac l’énigme impossible.
« Que suis-je, sinon l’écho d’une chimère ?
Une âme divisée, une vie incisible ? »
Ainsi s’écoulaient ces jours où rien ne se liait,
Ni aux fées de la brise, ni aux cygnes passant,
Car tous comme lui naissaient, morts avant d’être nés,
Piégés dans le cercle d’un rêve vacillant.
Une fois, au zénith d’un glas sans tambour,
Il osa parler à l’image, en un souffle offert :
« Dis-moi, ombre pâle, serais-tu mon amour,
Ou simplement l’autre, le frère de l’enfer ? »
Le reflet, impassible, resta là, figé,
Et jamais ne répondit à la voix du chagrin ;
Alors l’homme comprit, dans l’ombre glacée,
Que l’isolement ultime était un long chemin.
La nuit tomba plus noire, étoilée d’une absence,
Le lac se fit secret, gardien des âmes rendues,
Lentement, dans son cœur, s’éteignit la constance,
Et l’homme s’effaça, laissant sa silhouette fondue.
Il laissa sur l’eau un dernier souffle,
Un frisson qui s’étira, fragile et blessé,
Puis sombra dans l’abîme, victime du double linceul,
Victime de l’être seul, rongé, dispersé.
Voilà, sur la rive où le silence s’éternise,
L’image qui demeure, reflet d’un oubli,
Spectre de l’Observateur aux mille brises,
Prisonnier pour jamais dans ce lac maudit.
Ainsi s’achève ici la triste destinée,
D’un homme et son double, deux âmes en miroir,
Enlacées par le sort, par l’ombre condamnées,
Toute vie portée à se perdre dans le noir.