Le Secret du Pont aux Larmes
Un homme au front pâli, courbé sous les outrages
Des ans et du chagrin qui ronge les destins,
Cherchait en vain l’éclat des matins enfantins.
Son pinceau, frémissant comme un cœur en détresse,
Effleurait la toile où naissait une promesse,
Mais l’inspiration, fuyant son âme en deuil,
Glissait entre ses doigts ainsi qu’un sombre écueil.
La pluie en filaments tissait son écheveau,
Diluant les couleurs du crépuscule faux.
Soudain, sous un pavé que le temps avait fendu,
Un pli jauni surgit, par la brise rendu.
Une lettre oubliée, froissée par les années,
Dont l’encre pâlissait en larmes constellées,
Se déploya dans l’air chargé de souvenirs,
Comme un spectre dansant au gré des déplaisirs.
« À l’ami des matins où le ciel prend feu,
À celui qui suspend les astres à son jeu,
Je confie ces mots où mon secret repose :
Vois-tu l’ombre qui danse au creux des apothéoses ?
Chaque trait de lumière est un soupir étouffé,
Chaque ombre sur ton cœur un baiser échoué.
Je suis l’âme du pont où s’accroche ta peine,
Celle qui t’observait peindre chaque semaine.
Tu cherchais la beauté dans les reflets de l’eau,
Ignorant que mes yeux suivaient chaque pinceau.
Mon amour était nu comme un ciel sans étoiles,
Brûlant sans flamme visible au fond de tes entrailles.
Mais le sort, ce maraud aux serres de cristal,
A scellé mon destin d’un sceau monumental :
Un mal silencieux, rongeur de destinées,
M’a liée à la terre avant la fin des années.
Adieu, toi qui donnais aux nuits leurs parures,
Je pars où les vivants ne tracent pas de lignes.
Cherche au-delà du voile où les rêves s’enfuient,
La caresse d’un souffle à ton chevet qui luit. »
Le peintre, foudroyé par l’aveu qui l’embrase,
Reconnaît dans ces mots une voix, une extase
Perdue : celle d’Eugénie aux cheveux d’ébène,
Croisée vingt ans plus tôt sur ce même domaine.
Il revoit son visage en clair-obscur sculpté,
Ses regards où dansaient des soleils arrêtés,
Ce sourire deviné plus qu’il ne fut offert,
Et ce rendez-vous manqué qui perça son hiver.
Elle attendait en vain sous l’orage qui gronde,
Lui, prisonnier d’un bal aux dorures immondes,
Où le rire mondain couvrait l’appel de l’âme…
Depuis, chaque coup de pinceau fut un drame.
La lettre tremble encore entre ses doigts glacés,
Tandis que le passé, en vagues déchaînées,
Submerge le présent d’une marée de brume.
Il contemple soudain la funèbre coutume
Des jours vides passés à caresser l’absence,
À peindre sans comprendre la vraie souffrance.
Son œuvre entière n’est qu’un long cri vers celle
Dont il avait scellé le sort d’un coup d’aile.
La nuit tombe en lambeaux sur les eaux taciturnes,
Le vent mêle ses pleurs aux sanglots nocturnes.
Il saisit son couteau aux lames de lumière,
Celui qui tranchait net les fils de la matière,
Et dans un geste lent où s’unit l’infini,
Incise son poignet où coule un flux terni.
Le sang, rouge reflet des passions enfuies,
Se mêle à l’eau qui porte les rêves inouïs.
« Eugénie, attends-moi dans les jardins d’éther,
Je viens te retrouver par-delà le mystère.
Nos âmes danseront sur les ruines du temps,
Libres des lourds secrets que traînent les vivants. »
Son corps glisse doucement vers les ondes voraces,
Tandis que disparaît l’ultime trace de grâce.
Le pont demeure, témoin des amours damnées,
Gardien des cœurs brisés et des lettres condamnées.
Au matin, on trouva la palette souillée,
Où le rouge et le noir dansaient en dérouillée,
Et la lettre ouverte aux phrases délavées,
Qui seuls savaient l’amour que deux âmes bravées
Avaient porté tel un fardeau de diamant,
Trop lourd pour les fragiles épaules du moment.
Depuis, quand la bruine enveloppe les pierres,
On dit qu’un double soupir trouble les rivières.