Le Serment Oublié sous les Voûtes de Cendres
L’homme revint lorsque les corbeaux sculptaient l’automne,
Ses pas sonnaient le fer sur les dalles déchues,
Vestige d’un temple où jadis l’aube frissonne
Au souvenir des brasiers et des dieux vaincus.
Son manteau, lourd de cendre et de pluies anciennes,
Traînait l’odeur des fronts où la mitraille chante,
Et dans ses yeux brûlait cette lueur qui vient
Des nuits sans feu, des chairs que la peur hante.
Il cherchait, sous l’arche où le lierre éventré
Tisse un linceul de racines et de murmures,
La pierre où jadis, sous un ciel égaré,
Deux mains avaient scellé l’éclat des promesures.
« Ici, disait le vent, gît ce qui ne meurt pas.
Ici, les mots sont rocs, les serments des épées. »
Mais l’ombre répondait, glissant sur les gravats :
« Le temps mange les fronts où les pactes sont nés. »
***
Souviens-toi : c’était l’heure où les guerres naissantes
Avaient soif de leur sang comme un champ de pavots.
Ils étaient deux, enfants que la gloire absente
Avait liés d’un fil plus fort que les complots.
« Frère, avaient-ils juré sous ces mêmes colonnes,
Qu’importent les drapeaux, les royaumes défunts ?
Notre alliance est née où croulent les couronnes :
Nous serons l’abri quand viendront les défunts. »
Le temple alors veillait, gardien de leurs âmes,
Ses murs vibraient des chants que l’acier n’a pas dits.
Ils y gravaient leurs noms, flammes jumelles, flammes
Qui dansent au mépris des horizons maudits.
Mais un cri fendit l’aube où dormait leur royaume :
La guerre, à l’orient, réclamait son tribut.
L’un partit, l’œilettre à la main comme un glaive,
L’autre resta, gardien d’un temple qui s’abrutit.
***
Les années ont rougi les mousses sépulcrales,
L’absent forgeait son nom dans les gorges de feu,
Tandis que le veilleur, sous les voûtes spectrales,
Écoutait gronder l’ombre et grandir l’embrasure.
Un soir, les canons près du temple hurlèrent,
Des pas lourds écrasèrent les lys du parvis.
« Rends les armes ! » clama une voix étranglée —
Le gardien leva les bras, offrit son mépris.
On dit qu’il trahit, alors, l’antique pacte,
Qu’il ouvrit les caveaux où dormaient leurs serments,
Qu’il vendit pour un peu de pain et de quiétude
Les clés que la loyauté garde éternellement.
Le temple, dépouillé de ses chairs minérales,
Devint le nid des loups et des ronces sans foi.
L’absent, loin de là, sentit une épaule
Se dérober sous le poids du destin sans loi.
***
Et le voici de retour, ce soldat que les batailles
Ont taillé dans le sel et le souffle des morts.
Il cherche, parmi les décombres de murailles,
La trace d’un souffle ami, d’un rempart contre le sort.
Mais les murs ont des yeux où perlent les trahisons,
Les escaliers en ruine avouent, marche à marche,
Comment l’autre, un à un, a plié les raisons,
Comment les pleurs ont noyé l’écho de leur marche.
« Où es-tu ? » crie-t-il aux statues brisées,
Dont les mains sans doigts montrent le ciel terni.
Le vent apporte un rire — ou bien une risée —
Qui mord la plaie ouverte de l’infini.
Et soudain, dans un creux où la mousse se tord,
Il voit luire un débris de leur antique emblème :
Une épée brisée, un nom jadis si fort
Qu’il saignait l’encre vive aux parchemins suprêmes.
***
Alors, il comprend. Le temple n’est plus qu’un leurre,
Un corps vidé des mots qui firent son ardeur.
Son frère, ce veilleur qu’il croyait être un leurre,
A piétiné leur ciel pour une ombre menteuse.
« Pourquoi ? » gémit-il aux échos sans réponse,
Mais les murs, à présent, sont sourds comme les tombes.
Seul un corbeau, posé sur une pierre ronce,
Craille : « Les serments sont des feuilles qui tombent. »
Il arpente les nefs où gisent les mensonges,
Fouillant l’air empli de poussière et de remords.
Et là, dans le chœur où leurs voix firent songe,
Il trouve l’autre — spectre aux paupières mortes.
« Te voilà », dit le gardien d’une voix de cendre,
« J’ai préservé ton nom, mais perdu notre foi.
La faim tenaillait nos murs, la peur plus tendre
Que ton absence a lentement tracé son loi. »
***
Le soldat voit ces mains, jadis forge de braises,
Tremblantes, agrippées à un bâton de houx.
« Tu as vendu nos mots pour des silences malsains,
Effacé nos chemins pour un sentier de doux.
Notre alliance était un chêne, non un saule
À ployer sous le vent des compromis hideux !
Tu as préféré l’eau tiède au vin des épaules,
Et pour un peu de cendre, tu as brûlé nos dieux. »
L’autre baisse son front, sillonné de tempêtes :
« Je croyais ta chair froide aux lèvres des obus,
Je croyais le temple vide, et nos amours défaites.
J’ai choisi la survie — et nous voilà déçus.
Les années sont des loups, frère, elles dévorent
Les promesses trop lourdes pour nos dos courbés.
J’ai cru sauver ces murs… mais ils sont morts encore.
Et toi, tu n’es qu’un fantôme mal habillé. »
***
Le soldat tire alors l’épée qui a mûri
Dans les ventres des forts et les cris des tranchées.
« Si les mots sont morts, que vive le parjure !
Notre sang scellera les vérités séchées. »
Mais l’autre, sans trembler, offre sa gorge pâle :
« Frappe, si tu le veux. Je suis déjà parti.
Mon crime est d’avoir cru que le temps use et râpe
Les liens que la mort elle-même a grandis. »
La lame hésite, boit le chagrin des pupilles,
Puis tombe, lourde, au sol, dans un sanglot de fer.
« Non. Garde ta vie, elle est ta seule bastille,
Moi, je garderai l’ombre où meurt notre enfer. »
Il tourne le dos, franchit les portes mornes,
S’enfonce dans la nuit où pleurent les hiboux.
Le gardien reste seul, agenouillé dans l’aube
Qui teinte de remords les débris de leurs vouloirs.
***
Au matin, on trouva, près de la pierre usée,
Un corps enveloppé d’un manteau de soldat.
La neige avait couvert les traces de pensée,
Et le temple, une fois, sembla se redresser.
Les corbeaux, en cercle, observaient sans comprendre
Ce pacte enterré sous les gestes du vent.
Et quelque part, au loin, une épée sous la cendre
Ressentit lentement rouiller son chant vivant.
Le temps, ce vieux menteur, efface les suppliques,
Les noms jadis gravés ne sont plus que du vent.
Mais dans les cœurs brisés, les serments héroïques
Ne meurent jamais tout à fait — ils saignent longtemps.
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