Le Chant des Pavés Éteints
Lorsque l’aurore s’étire aux lardons de ses ailes,
Un souffle antédiluvien danse encor sur la pierre,
Murmure en refrain sourd, d’un temps qu’on désespère.
Là, s’avance un homme au front naguère courbé,
Au regard limineux, aux souvenirs accourbés,
Il est le gardien des cendres et des histoires,
Chroniqueur des instants échappés à la mémoire.
Sur le pavé, exsangue, la poussière s’épanche,
Vestiges éclopés d’allées oubliées, blanches
Sous le ciel fané des songes silencieux,
Reflet sombre et fuyant d’anciens lumineux.
Il marche entre les pierres aux sillons intemporels,
Ces sentinelles muettes, sentiers surnaturels,
Où résonne encore, aux pas des âmes délaissées,
Le soupir d’hier, l’écho d’une vie pressée.
« Ô vieux pavé, confrère de tant de destinées,
Par toi, jadis, ont fui maintes fidélités ;
Raconte-moi les cris, les rires et les soupirs,
Les voix de ceux, jadis vers l’ombre à loisir. »
Il écoute en lui le souffle d’un autre âge,
Un ballet baryton, un chant de doux naufrage,
Des clameurs sourdes, prises au creux des fissures,
Ce balancier secret des heures et des murmures.
Au coin d’une maison, le passé s’enveloppe,
D’une brume épaisse où le temps se développe,
Une vieille femme, en songe, revient veiller
Sur son enfant parti, pour jamais quitter.
« Je vois les pas légers de l’amoureux disparu,
Ton visage effacé que le temps a perdu,
Mais dans le cœur des pierres demeure sa caresse,
Du sanglant feu des jours jusqu’à la tendresse. »
Et l’homme poursuit, arpenteur des souvenances,
La voix frêle de l’oubli chante en cadence,
Chaque pierre fredonne une histoire assignée,
Dans leurs rides glacées des âmes enchaînées.
Il songe aux joies fanées, débris d’épiphanies,
Aux promesses envolées, éclats d’agonies,
À ces vies qui s’égarent en un éternel flux,
Dans le silence lourd des ombres confondues.
Mais voici qu’apparaît, là, sous un ciel las,
Un enfant recueillant la lumière en ses bras,
Curieux, il questionne ce vénérable sage,
Qui lui révèle alors le poids de chaque page.
« Vois-tu, petit, le monde ici déployé,
N’est que mille et un jours d’hommes inassouvis,
Leurs pas lourds ou légers se mêlent au pavé,
De leurs joies, de leurs pleurs, ils hantent l’infini. »
L’enfant, surpris, frôle du doigt la pierre usée,
Comme si l’éclat caché allait le révéler,
Dans ses yeux s’allume l’écho d’un savoir ancien,
Celui d’un monde clos aux secrets incertains.
Ils avancent ensemble, le vieux et la jeunesse,
L’un déposant en l’autre la tendre sagesse,
Rencontrant aux fenêtres des regards éteints,
Les âmes résurgentes de mille destins.
Mais quelque chose gronde au creux de ce silence,
Un frisson, un tressaillement de l’existence,
Car ce vieux village, écrin des mémoires mortes,
Frôle l’heure obscure où le temps se déporte.
« Que deviendront ces vies, lorsque minuit sonnera ? »
Interroge l’enfant d’une voix qui vacilla.
Le chroniqueur hésite, les paupières closes,
Puis répond, inlassable, sous les étoiles moroses :
« L’histoire est un fleuve, et tout fleuve s’étire,
Le passé se dérobe et l’avenir se mire,
Mais dans le cœur des pierres, dans la chair des souvenirs,
Une résonance demeure sans fin pour abolir. »
Alors, le village suspend son souffle ancien,
Et l’écho mystérieux revenant soudain
Chante, tel un secret, dans la nuit qui l’étreint,
La fragile humanité blottie au creux du matin.
Ils s’arrêtent, là, sur la courbe des pavés,
Où la mémoire fait route aux âmes enlacées ;
Un dernier regard, un soupir s’étire,
Et l’aube promet l’inconnu de l’avenir.
Le vieil homme se tait, l’enfant rêve encor,
Tous deux écoutent le murmure qui s’endort
Dans la vieille ruelle, berceau des murmures ;
Laissant l’histoire ouverte, comme une blessure.