L’Épave et l’Étoile
Un navire éventré dormait dans les algues,
Squelette de bois rongé par l’amer,
Tandis qu’un homme, spectre aux yeux d’orage,
Errait sur une île en deuil de son rivage.
Il se nommait Aloys, ou peut-être Oublí,
Les vagues avaient bu jusqu’à son prénom.
Vingt hivers avaient verrouillé sa mémoire
Dans un cercueil de brume et de corail sombre.
Son cœur battait au rythme des marées lentes,
Écho d’un serment fait sous les constellations,
Quand les vivants croyaient encore aux promesses
Et que l’horizon ne mentait pas aux voiliers.
*« Je reviendrai lorsque Sirius pâlira,
Avant que le sel ne ronge ton visage.
Garde à ton cou cette médaille de naufrage :
L’aiguille y danse avec le pôle interdit.
Si je meurs, le métal saignera l’infini. »*
Ainsi jura-t-il à Clara, l’épousée,
Dont les cheveux sentaient le pain d’épices chaud,
Et dont les mains, plus douces que l’aube,
Avaient tissé l’étamine de leurs adieux.
Mais le destin, ce pilleur de carènes,
Siffla dans les haubans un hymne de démence :
La nuit se déchira en lames de fond,
Le compas se noya dans un rire d’écume.
L’île était un mirage de Dieu perdu,
Où les cocotiers penchaient comme des croix,
Où chaque fruit tombé sonnait le glas,
Où le sable buvait les pas en silence.
Aloys y bâtit une hutte de naufrage,
Clouant aux murs les pages de son journal,
Cris d’encre que la moisissure dévorait :
*« Clara, j’entends ta voix dans le cri des goélands,
Le vent m’apporte le parfum de ta nuque,
Mais quand je tends les bras, l’horizon est vide…
Pourquoi les étoiles mentent-elles aux fous ? »*
Les lunes passaient, ventres ronds et froids,
Tissant leur toile sur la mer hystérique.
Un matin, il trouva, près du récif noir,
Une bouteille éventrée par le hasard.
À l’intérieur, un message de lui-même,
Écrit dans une langue que la peur avait torse :
*« Fuyez cette île où le temps est une boucle,
Où l’âme se défait comme un vieux gréement.
Partez avant que l’amour ne devienne
Un mot que la bouche prononce en dormant. »*
Il rit, gorge ravagée par le sel,
Et parla longtemps à l’ombre de Clara,
Celle qui dansait dans les reflets de l’eau.
*« Vois-tu, les sirènes ont volé ton visage,
Mais leur chant ne connaît pas nos printemps.
Je préfère ton fantôme à leurs mensonges… »*
Soudain, la médaille à son cou vibra :
Un fil de sang perla sur le métal pâle.
Ce soir-là, les constellations tremblèrent.
Sirius, géante bleue au cœur vorace,
Mordit sa lumière dans un crachat d’astres.
Aloys comprit que Clara avait fermé les yeux,
Que le serment croulait sous les algues du temps.
Il courut vers la barque qu’il avait tressée
De joncs et de rêves pourris d’attente,
Mais la mer, jalouse gardienne de sa proie,
Souleva une vague haute comme un regret,
Qui fracassa l’esquif contre les falaises.
Alors il s’allongea dans la grotte humide,
Posant sur son cœur la médaille rouillée,
Et ferma les paupières pour la première fois.
Les crabes vinrent lui lire dans les paumes,
Les méduses dansèrent un requiem mauve,
Tandis que l’île, lentement, desserrait ses doigts :
Les palétuviers déroulaient leurs racines,
Le sable avalait les traces de son drame,
Et dans le lointain, très loin vers le nord,
Clara éteignait une lampe qui brûlait
Depuis vingt ans dans une fenêtre close.
Quand les pêcheurs trouvèrent son corps léger,
Ils crurent voir un bouquet d’écume sèche.
Seul restait, collé à ses lèvres bleuies,
Un mot que la mer n’avait pu dissoudre :
*« Pardonne… »* Mais le reste était déjà
Dans le ventre des marées éternelles.
Maintenant, quand la lune est un croissant pâle,
Les dauphins racontent près des récifs
L’histoire d’un homme qui aima trop l’horizon
Et d’une île qui fut sa dernière amante.
La mélancolie, ce soir, a le goût du sel ancien,
Et quelque part, une médaille rouillée
Continue de saigner dans les abysses.
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