Les Cendres de l’Aurore
Il marchait, fantôme aux yeux brûlés d’anciens soleils,
Portant l’uniforme effrité par les mitrailles sacrées,
Son âme, un champ de bataille où gisaient les réveils.
La ville n’était plus qu’un squelette de mémoire,
Les ruches de pierre ouvertes en cris de calcaire,
Les balcons penchaient comme des mains en prière,
Et le vent y glissait des chants de victoire noire.
Il reconnut la place où dansait l’ombre des tilleuls,
Là où les rires montaient, clairs, avant les obus,
Maintenant, un lac de poussière buvait les pas,
Et le puits sec chantait l’absence aux lèvres des cruches.
C’est alors qu’au détour d’une ruelle en cendres,
Il vit flotter un voile échappé aux hivers,
Une silhouette frêle, spectre de soie et de cendre,
Dont les yeux reflétaient l’aube des mers premières.
Elle tenait entre ses doigts un livre sans pages,
Ses cheveux déroulaient une nuit sans étoiles,
Et dans son corsage tremblait, captive,
Une rose fanée volée aux décombres.
« Ô toi qui ressembles aux larmes de l’aurore,
Soldat d’argile et de sang, pourquoi frémir ?
Les cloches sont mortes avec les clairons de guerre,
Ne reste ici que l’écho des pas qui vont partir. »
Sa voix était un ruisseau sur des lèvres de marbre,
Il crut y boire un vin oublié des printemps,
Et sous ses paupières, roues de chariots funèbres,
Dansèrent les reflets d’un bonheur clandestin.
Il se souvint. Avant l’appel des tambours fêlés,
Avant que le canon n’écrive son destin,
Leurs mains s’étaient frôlées dans un verger secret,
Leurs silences avaient bu la même soif de matin.
Mais le devoir, monstre drapé de drapeaux austères,
Avait scellé leurs cœurs dans des cercueils de plomb,
Elle, promise aux flammes d’un autre hyménée,
Lui, offert en holocauste au dieu des canons.
Pourtant, chaque nuit, sous la lune mutilée,
Il avait écrit des lettres que le feu dévorait,
Des mots tissés de brume et de racines ailées,
Que jamais son amour ne pourrait déclarer.
Et la voilà, mirage né des lèvres du désastre,
Debout parmi les décombres comme un lys noir,
Ses pieds nus effleurant les débris de l’albâtre,
Son souffle mêlant poison et encensoir.
« Le temps n’a plus de clef pour ouvrir nos fenêtres,
La vie a suspendu son souffle aux fils barbelés,
Mais regarde, soldat, les ruines sont nos maîtres :
Elles enseignent l’art d’aimer ce qui est brûlé. »
Il voulut répondre, mais les mots se changèrent
En feuilles mortes tournoyant sur un étang glacé,
Alors il prit sa main, fragile poterie,
Et ce geste fut leur seul serment jamais osé.
Ils erraient parmi les tombes des maisons,
Écoutant gémir les portes sans logis,
Quand soudain, sous un porche aux arches brisées,
Jaillit un enfant nu, couronné de rubis.
L’enfant riait, tenant un miroir sans tain,
Où se reflétait un ciel de cendres et de fiel,
« Voici le dernier joyau de notre royaume éteint,
Portez-le à la rivière où dort le soleil. »
La femme prit le verre, y vit deux ombres dansantes,
Lui, y lut l’heure où leur amour serait trahi,
Mais l’enfant avait fui, semant des perles sanglantes,
Laissant le poids du choix sur leur nuit éclaircie.
« Suis-moi », murmura-t-elle en effleurant sa manche,
« Là où les rats ont bâti leur cathédrale d’os,
Nous boirons le vin pâle des graffitis qui penchent,
Et j’inventerai pour toi un nom qui sonne l’espoir. »
Ils descendirent dans les entrailles de la ville,
Le long des murs suintant des larmes de chaux vive,
Les escaliers avalaient leurs pas clandestins,
Tandis qu’au-dessus grondait la pluie homicide.
Dans une cave où moisissaient des violons sans âme,
Elle alluma un feu avec des pages de missels,
Les flammes léchèrent les fresques de la dame
Qui souriait, les bras chargés d’immortels.
« Ici, les amants venaient sceller leurs fièvres,
Avant que le métal ne morde les poitrines,
Maintenant les vers lisent leurs lettres de lèvres,
Et l’amour n’est plus qu’un fantôme de ruine. »
Il s’agenouilla, pressant son front contre sa robe,
Tandis qu’au-dehors crépitait le déluge de fer,
« Je n’ai que des cicatrices à mettre en dot,
Et des rêves qui saignent comme un cerf dans l’hiver. »
Elle défit alors les lacets de son corsage,
Révélant un collier de brûlures anciennes,
« Vois comme nos plaies sont sœurs, ô courage,
Le destin nous a fait don d’une même chaîne. »
Leurs bouches s’effleurèrent, ombres de baisers,
Car toucher leur chair eût consumé leur souffle,
Chaque caresse fut un adieu deviné,
Chaque soupir, l’étendard d’un amour qui s’efface.
Quand l’aube trahit leur refuge souterrain,
Elle lui tendit le miroir de l’enfant spectral :
« Brise-le contre le roc où fleurit le chagrin,
Et peut-être libéreras-tu notre cœur captal. »
Il frappa, le verre explosa en cris d’hirondelles,
Et dans les éclats dansants, ils virent leur reflet :
Deux corps enlacés tombant en tourbillons,
Avec des ailes de verre qui lacéraient les nuées.
Mais le soldat comprit trop tard l’oracle funeste,
Car la femme pâlit, son corps devint cristal,
Ses cheveux s’effilochèrent en fils de tempête,
Et son dernier souffle forma un nom ancestral.
« Liberté… », murmura-t-elle en se dissolvant,
Tandis que s’écroulaient les voûtes de leur cave,
Le soldat resta, les bras emplis de néant,
Porteur d’un amour que plus aucun monde ne grave.
Depuis ce jour, quand la lune mord les décombres,
On dit qu’un homme erre, cherchant un miroir brisé,
Ses mains creusent la terre où germent les ombres,
Et son chant mêle ironie au vent épuisé.
La ville morte ricane dans son suaire de brume,
Les pierres se souviennent, mais gardent le secret,
Et la liberté n’est plus qu’une rose qui fume,
Entre les doigts disjoints d’un soldat inquiet.
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