Les Épaves de l’Âme
Sous un ciel éventré par les ongles du vent,
Et le soldat, debout à la proue sublime,
Portait l’enfer au flanc comme un enfant vivant.
Ses yeux creusés, brûlés aux fournaises guerrières,
Cherchaient dans les écumes un visage absent :
Céleste, ô Céleste, ô murmure de pierre,
Toi qui dormais si loin dans les plis du passé.
Trois ans avaient passé depuis l’adieu sans larmes,
Depuis ce jour d’acier où, sous les ormes verts,
Elle lui tendit un bouquet de roses fermes
Dont chaque pétale était un « Jamais » offert.
Mariée à l’automne à quelque ombre fortunée,
Elle errait en ses châteaux de silence et de lin,
Lui, marchait dans la boue et la chair condamnée,
Emportant dans son sac son cœur orphelin.
Mais la guerre parfois, dans ses nuits de délire,
Lui rendait la douceur d’un corsage frôlé,
Le parfum d’un gant perdu, le souffle d’un rire
Qui dansait avec l’aube aux lisières du blé.
Un soir de fièvre rouge, entre deux bombardements,
Il grava dans l’écorce d’un bouleau tremblant :
« Si je meurs, revenez hanter vos anciens amants,
Fantômes, soyez vents, soyez pluie, soyez sang. »
Et voilà qu’à présent, sur cette mer qui tonne,
Il croyait entendre, entre deux coups de canon,
Son nom jeté par les goélands en couronne
Au-dessus du drapeau noir du nouvel horizon.
Le capitaine, vieux loup aux mains de granit rose,
Hurlait des ordres morts dans la gueule des flots.
« Monsieur, nous coulerons avant que ne se closent
Les yeux électriques des phares là-bas », dit-il bas.
Adrien ne répondit qu’en serrant sous sa veste
Le coffret de buis où dormaient vingt-trois lettres,
Toutes tachées de boue, de larmes, de tempête,
Et signées d’un prénom que les dieux lui contestent.
Soudain, par-dessus bord, dans un cri de harfang,
Il vit surgir l’Amour — non l’enfant aux flèches blondes —
Mais une femme nue émergeant des volcans,
Les cheveux pleins d’algues et les paupières mondes.
« Reconnais-tu l’éclat de mes seins de naufrage,
L’azur de mes regards où tu voulais mourir ? »
Et lui, pétrifié, sentit dans son visage
La marée monter sans pouvoir la tarir.
C’était Elle. Céleste en sirène de l’âme,
Vêtue seulement de sa voix et du temps,
Pressant contre son cœur les débris d’une rame
Où s’accrochaient des morceaux de leur printemps.
« J’ai traversé les murs, les lois, les convenances,
Les sourires en fer de mon époux de deuil,
Pour te trouver ici, dans la nuit qui avance,
Car notre heure a sonné dans le grand cercueil. »
Le navire plongea comme un cygne blessé,
Les mats traçant des croix sur le front des nuées.
Dans le chœur des marins mourants, elle passa,
Ses bras verts enlacèrent Adrien ébloui.
« Viens, l’abîme est un lit plus tendre que les landes,
Les poissons liront pour nous les poèmes du corail,
Nos squelettes blanchis seront des instruments
Pour danser avec les courants l’éternel sommeil. »
Il voulut protester, invoquer les promesses,
Les jardins qu’on plante en rêve et jamais en terre,
Mais déjà dans sa bouche entrait l’amère caresse
De l’océan qui boit les destins solitaires.
Et tandis qu’ils coulaient, deux étoiles jumelles,
Leurs doigts s’entremêlant aux racines des mers,
Quelque part, un miroir dans un manoir se fêle,
Un vieux livre se clôt sur des roses d’hiver.
La tempête rit jaune en secouant ses chaînes,
Le phare éteint son œil — témoin discret et las —
Et l’aube trouvera, sur les grèves prochaines,
Le coffret de buis vide ouvert sur un bras mort.
À l’intérieur, intact, un dernier mot palpite :
« Je t’aimais trop pour vivre en dehors du tombeau. »
Tandis qu’au large, une ombre au creux des vagues lit
Cette lettre d’amour écrite avec de l’eau.
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