Les Ombres de Clémence
Errait depuis l’aube en quête d’un présage,
Sous les cieux plombés où la brume campanienne
Enlaçait d’un suaire un château hors d’âge.
Portes éventrées, fronton mangé de ronces,
L’édifice veillait, spectre aux pierres en deuil,
Où chaque fenêtre, œil creux que le temps ronge,
Pleurait des reflets d’or sur un vitrail d’écueil.
Éloi franchit le seuil où gisaient des armures,
Fantômes rouillés gardant un pacte absent.
Sa palette en tremblait, couleur d’inquiétude,
Quand un rayon furtif perça le crépuscent :
Sur le mur nord, baigné d’une lueur lactée,
Un portrait se révèle en clair-obscur troublant —
Une femme y surgit, d’une grâce ensablée,
Ses prunelles, deux lacs où nageait un volcan.
« Clémence… » murmura le vent dans les décombres,
Comme un écho venu des caveaux oubliés.
Le peintre, subjugué, étendit ses mains sombres
Vers la toile où dansait un chagrin marié.
Soudain, l’air s’alourdit d’un parfum de verveine,
Un frôlement de soie effleura le couloir :
L’apparition vint, diaphane et sereine,
Vêtue du même orgueil que son image au soir.
« Pourquoi troubler, mortel, le repos des étoiles ?
Ma mélancolie est un vin trop amer. »
Sa voix coulait ainsi qu’une source à voile,
Mêlant l’hydromel doux aux lames de l’hiver.
Éloi, sans voix, peignit d’un geste fiévreux
Le contour de son être en clair de lune pâle.
« Je cherche l’âme vraie au-delà des appâts vieux,
L’éternité captive en un seul intervalle. »
Elle rit, et ce son glaça les lierres mortes :
« L’éternité ? Vois donc ces murs jadis aimés :
J’y fis serment d’amour sous les voûtes si fortes…
Le marbre a dévoré ceux qui l’avaient juré. »
Nuit après nuit, le peintre et l’ombre dialoguèrent,
Lui capturant ses traits sur toile de lin pur,
Elle dévidant l’or de ses douleurs antiques —
Deux âmes enlacées dans un présent obscur.
« Mon promis, » dit Clémence un soir de pluie amère,
« Avait scellé son cœur aux murs de ce donjon.
La guerre l’emporta vers quelque autre chimère…
Je devins le lierre étouffant ma maison. »
Éloi sentit son sang chanter avec les ombres,
Chaque coup de pinceau volait un peu de temps.
Le portrait s’animait, chair peinte de nuages,
Mais les yeux résistaient, restant opaques et blancs.
« Montre-moi ton regard ! » supplia-t-il en fièvre.
Clémence inclinait son visage de lis :
« Nul depuis cent hivers n’a vu couler ma lie,
Car les pleurs sont couteaux quand on a tout perdu. »
Pourtant, un matin blême où les corbeaux crièrent,
L’artiste vit tomber une larme d’argent
Glisser sur la peinture encore humide et fière —
Soudain, le château tremble, un grondement urgent.
Les murs craquèrent tels des cœurs en sacrifice,
Clémence pâlit, spectre érodé par l’adieu :
« Tu as brisé le vœu qui m’attachait au vice
De croire l’amour plus fort que l’absence des dieux… »
Sa forme se dispersa en poussière d’étoiles,
Le portrait s’effaça comme un rêve au réveil.
Éloi, les mains couvertes de couleurs en déroute,
Hurla vers le néant son impuissant soleil.
Désormais, chaque automne, aux portes de novembre,
Un homme erre parmi les ruines qui gémissent,
Recommençant sans fin un visage de cendre
Que la pluie effacera avant qu’il ne finisse.
Et si l’on tend l’oreille aux chants du crépuscule,
On entend deux soupirs mêlés aux vents amers :
L’un est une couleur que plus nul ne module,
L’autre, un amour parti nourrir les gouffres verts.
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