Les Ombres de l’Enfance Évanouie
Franchit le seuil de pierre où gît la cathédrale,
Ses pas traînant dans la nef aux reflets amers
Comme un navire échoué dans l’ombre spectrale.
Les vitraux, témoins des siècles assoupis,
Déchirent le silence de leurs larmes de lumière,
Et sur les dalles usées par les repentis,
Dansent les fantômes d’une époque première.
Son souffle se mêle aux encens oubliés,
Aux murmures lointains des prières éteintes,
Tandis que ses doigts tremblants, décharnés,
Effleurent un banc noir, cicatrice des étreintes.
« Ô mémoire, miroir brisé de mes printemps,
Pourquoi restituer ce que le temps dévore ? »
Sa voix se perd dans les arceaux murmurants,
Où chaque écho ressuscite une aurore.
***
Là-bas, près du pilier où l’ombre se replie,
Il revoit l’enfant frêle aux boucles d’ébène,
Celle dont les rires défiaient l’ombre hostile,
Âme sœur éclaboussant de joie le domaine.
Elle courrait, légère, entre les colonnades,
Ses mains pleines de rêves et de pétales blancs,
Et lui, déjà vieux dans ses regards trop sages,
Craignait l’instant où s’éteindrait son printemps.
« Regarde ! disait-elle en montrant les rosaces,
Les saints ont des regards qui traversent les murs !
Et si nous dansions sous leurs yeux vivaces,
Pour que le ciel nous compte parmi ses murmures ? »
Mais un soir de novembre, aux bises cruelles,
Le destin, ce voleur à la lame discrète,
Glissa dans son souffle un venin de rébellion,
Et scella son nom au livre des silencieux.
***
Le vieillard serre un ruban fané sur sa poitrine,
Dernier lien tangible à ces jours radieux,
Tandis que monte en lui, telle une marée craintive,
L’idée folle née dans les plis de ses adieux.
« Les murs savent les noms des âmes enchaînées,
Les cloches, si l’on ose ébranler leur sommeil,
Portent jusqu’aux enfers les promesses damnées…
Et si j’offrais mon sang pour un dernier soleil ? »
Il gravit l’escalier en spirale funèbre,
Où l’air se fait complice de son cœur fiévreux,
Et trouve, au cœur des tours, un secret funèbre :
Un autel oublié drapé de velours bleu.
Sur la pierre, un couteau rougi par les âges,
Et des runes tracées dans la poussière épaisse :
« Ici repose le pacte des courageux,
Échangez un automne contre une jeunesse. »
***
Ses mains, parcheminé par les ans implacables,
Saisissent l’arme antique avec un rire amer,
Tandis que résonnent en lui les voix coupables :
« Es-tu prêt à payer le prix de l’éphémère ? »
Dans un cri étouffé par les pierres complices,
Il tranche le fil d’argent que le sort avait ourdi,
Et son sang, noir rubis coulant en sacrifice,
Vient nourrir les veines de marbre engourdi.
La cathédrale tremble, les saints ouvrent les yeux,
Les vitraux s’embrasent d’une pourpre guerrière,
Et là, dans la lueur d’un crépuscule pieux,
Apparaît l’enfant chère à sa mémoire altière.
« Frère, pourquoi briser la loi des adieux ?
Notre amour était pur comme source première… »
Mais ses mots se dissolvent dans les cieux,
Emportés par le chant d’une horloge dernière.
***
Il tombe à genoux, souriant malgré tout,
Voyant déjà ses boucles danser dans les flammes,
Tandis que son corps n’est plus que dénouement,
Cendre promise aux vents des ultimes psaumes.
La cathédrale se tait, les ombres reprennent place,
Emportant dans leur valse le secret accompli,
Et quelque part, au fond d’une niche qui glace,
Le ruban fané repose… Et l’enfant a souri.
***
Au matin, on trouve un manteau vide et froid,
Un vieux ruban froissé près des marches sacrées,
Et dans le chœur muet, une étrange voix
Chante encore l’hymne des amours enterrées.
Les pèlerins diront, en frissonnant de crainte,
Qu’un couple d’ombres blondes erre entre les nefs,
Main dans la main, fuyant l’emprise de l’étreinte,
Libres enfin de l’implacable loi des vivants.
Mais nul ne sa jamais quel pacte insensé
Lie pour l’éternité ces âmes à la pierre,
Ni quel prix sanglant fut un jour versé
Pour qu’un sourire d’or traverse enfin les lierres.
Seul le vent qui gémit dans les hautes verrières,
Porte en écho l’adieu du vieillard éperdu :
« J’ai troqué mes hivers contre tes primevères,
Mon amour… À présent, danse dans l’éternel. »
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