Les Oubliés de la Vallée Pâle
Un village s’endort sous les cendres du rêve,
Ses toits inclinés vers le néant des ruisseaux,
Ses pierres érodées par l’écho des berceaux.
Là marche une ombre frêle, âme en deuil de rivage,
Qui effleure les murs d’un passé sans visage,
Cherchant dans les détours d’un chemin effacé
Le souffle d’un amour que l’aube a dispersé.
Ô Clarisse ! Son nom résonne en chaque pierre,
Dans le puits sans étoiles où pleure la lumière,
Dans les volets clos des maisons aux yeux morts,
Où dansent les remords des printemps trop courts.
L’errant se souvient : deux enfants sous les saules,
Des doigts entrelacés près des sources trop salées,
Des rires envolés dans les branches du vent,
Et ce serment muet qui germait lentement.
« Vois-tu ces hirondelles fuir l’hiver qui vient ?
Un jour, je partirai… — Reste. Le monde ment. »
Mais les saisons tournent, brutales et muettes,
Emportant les espoirs dans leurs froides tempêtes.
Le père de Clarisse, armurier aux poings lourds,
Vendit sa fille blonde aux lois des mauvais jours :
Un époux au sang noir, héritier de landes stériles,
Lui noua pour toujours les ailes inutiles.
L’enfant devint cygne aux plumes de silence,
Traînant dans la poussière une robe de chance,
Tandis qu’Élias fuyait, cœur ouvert aux orages,
Portant comme un linceul ses tendres messages.
Les années ont brodé leur deuil sur les fontaines,
Transformé les soupirs en statues lointaines,
Et le village entier, tel un vieillard qui pleure,
A enseveli leur histoire sous les heures.
Maintenant l’âme revient, spectre du crépuscule,
Franchissant les décombres où le lichen pullule.
Elle entend des sanglots sous les portes rouillées,
Des voix de nourrice aux chansons oubliées.
Soudain, près du lavoir aux dalles disjointes,
Apparaît une forme pâle comme l’absinthe :
Clarisse, ou son fantôme en robe de baptême,
Dont les yeux sont deux lacs où nage le blasphème.
« Tu es revenue… — J’ai marché sur les étoiles,
J’ai traversé les mers qui brûlent les voiles,
J’ai cherché ton souffle dans chaque grain de blé…
— Les miroirs mentent : je suis ce qui a pleuré. »
Leurs mains presque jointes font trembler les fougères,
L’espace d’un soupir, le monde devient cierge,
Mais le destin cruel, araignée patiente,
Tisse entre eux un fil de pluie et d’épouvante.
Elle montre du doigt une tombe sans croix,
Où gît un collier d’ambre au fond du bois froid :
« L’hiver prit mon dernier souffle en sa dentelle,
Quand tu as préféré les routes éternelles.
Mon époux m’a donnée aux vers et au silence,
Et le gel a scellé notre double absence. »
Élias tombe à genoux, creuse la terre nue,
Jusqu’à ce que jaillisse une chevelure brune.
La nuit les enveloppe d’un suaire de brume,
Leurs corps diaphanes se fondent dans la rhume
Des feuilles mortes. « Écoute… — C’est trop tard.
Les vivants ont écrit nos rôles de hasard. »
Ils dansent maintenant, ombres parmi les ombres,
Sur la mélopée triste des souvenirs sombres,
Tandis que le village, tel un cœur éteint,
Se recroqueville dans le lin de la fin.
L’aube point ses doigts gris sur les vitres ternies,
Clarisse s’évapore en gouttes d’harmonie,
Élias reste seul, buvard du néant vert,
À murmurer un nom que plus rien n’entend.
Le vent prend le relais des mots inavouables,
Les pierres garderont ces amours impossibles,
Et quelque part, au fond des lilas fanés,
Un petale tombe… C’est tout ce qui reste.
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