Les Voix de l’Abîme
Ses yeux brûlés de sel cherchent un phare absent,
L’horizon se déchire en lames condamnées
Qui mordent l’infini d’un râle complaisant.
La cathédrale veille où son amour l’attend,
Ses vitraux éteints boivent les ombres marbrées,
Chaque pierre soupire un cantique latent
Où dansent les adieux des vierges effarées.
Il se souvient des mains frêles comme l’aurore,
De ces doigts transparents noués à son destin,
D’un baiser éclipsé que la nuit dévore,
D’un anneau trop léger glissé dans son étain.
« Reviens avant que l’heure ait rougi les framboises, »
Avait-elle murmuré sous les chênes tremblants,
Mais le temps est un luth aux cordes paradoxales
Qui joue son propre deuil dans les vents violents.
Les années ont tissé leur suaire liquide,
Son navire n’est plus qu’un spectre de goudron,
La faim creuse son corps d’un stylet homicide,
Et l’eau salée lui ronge les os jusqu’au front.
Dans le chœur de granit où les cierges s’éteignent,
Elle compte les soleils tombés en cendre au loin,
Ses cheveux ont blanchi comme neige qui saigne,
Et ses lèvres ont séché sur un ultime soin.
« Entends-tu les cloches pleurer sous les rafales ? »
Chuchote la voûte au marin éperdu,
Mais l’océan répond par des rages triomphales
Et le ciel s’est fondu dans un rire tordu.
Un mirage surgit : des flots couleur de braise
Laissent flotter un voile aux reflets de jadis,
C’est elle, diaphane, en robe de malaise,
Qui tend vers lui des bras par le sable investis.
« Je t’ai gardé l’amour au creux de mes reliques,
L’automne a dévoré nos lettres sans espoir,
Vois comme les hiboux ont mangé les cantiques
Et verrouillé l’aurore aux portes du savoir. »
Il veut crier son nom, mais sa voix est algue morte,
Ses poumons ne sont plus que corail et regret,
Leurs âmes se frôlent en un ultime accord
Tandis que le néant scelle leur double arrêt.
La cathédrale croule sous les pleurs lunaires,
Ses arcs-boutants rompus mordent la terre basse,
L’océan a figé ses vagues sépulcrales
En un linceul de jade où le temps se harasse.
On dit qu’en équilibre au bord du firmament,
Deux étoiles sans nom pleurent en synchronie,
L’une porte une épave et l’autre un testament
Où s’effeuille à jamais leur antique harmonie.
Le marin n’est plus qu’une ombre dans la houle,
Son cœur s’est dissous dans les courants amers,
Et celle qui l’attend vit en lente capitulation,
Son souffle se confond au chant froid des hivers.
Ainsi danse le monde au son des sabliers,
Chaque grain de sable est un adieu qui saigne,
Les amants séparés par les gouffres altiers
Ne sont que feuilles mortes qu’un fleuve accompagne.
La mer garde le secret des étreintes perdues,
La pierre engloutit les serments trop légers,
Et quelque part, là-bas, où les nuits sont tissées
De silence et de brume, errent deux naufragés.
L’un murmure aux requins des mots d’amour suprêmes,
L’autre prie les échos d’un autel sans clarté,
Leurs doigts cherchent en vain à traverser les crèmes
D’un temps qui ne connaît que l’âpre éternité.
Quand la lune se couche en robe de mystère,
Quand les marées boivent les soupirs des dormants,
Leurs fantômes s’unissent dans un geste éphémère
Avant que l’aube ne tranche leurs liens sanglants.
La cathédrale maintenant n’est qu’une coquille,
Un squelette de foi rongé par les embruns,
Et l’océan, las de sa propre famille,
Dépose un corps glacé parmi les goémons bruns.
Dans la nef effritée où germent les orties,
Une bague d’argent roule vers le bénitier,
Le vent y dépose une ultime mélodie :
« Je t’aimais. Je t’aime. Et vais oublier. »
Ainsi meurt un amour que le siècle dévore,
Ainsi s’efface un nom sous la griffe des flots,
Il ne reste qu’un rêve où deux regards encore
Se cherchent dans la nuit sans fin des lendemains.
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