Les Voix de l’Éternel Brisé
Un pas meurtri résonne, écho d’un deuil enceint,
L’homme aux yeux de cendre et d’azur défunt
Traîne l’âme en lambeaux sous les arceaux défunts.
La cathédrale étire ses membres de pierre pâle,
Gisant entre les vitraux saignants de crépuscule,
Les saints de verre pleurent des larmes d’opale
Sur ce soldat fantôme, ombre d’un crépuscule.
Il murmure un nom que les murs ont englouti :
« Ô toi qui m’attendis au seuil des saisons folles,
J’avais tissé l’espoir en armure contre l’oubli,
Mais la guerre a mangé nos promesses frivoles. »
***
Souviens-toi, Clémence, du serment sous les tilleuls,
Lorsque juillet enflammait les nuits d’ambre clair,
Tes doigts mêlés aux miens, noeud plus fort que le feu,
Et le ciel étoilé qui bénit notre hiver.
« Je reviendrai, disais-je, drapé d’éternité,
Aussi sûr que les monts gardent l’aurore captive.
— Et moi, j’attendrai, avait-elle soupiré,
Fût-ce sous les décombres d’une terre plaintive. »
Mais l’acier a ri de nos vœux enfantins,
Les tranchées creusant leur rire vorace
Dans la chair des vivants, dans l’âme des saints,
Jusqu’à ce qu’il ne reste que ce masque de glace.
***
Un soir de fange et de clairons hurlants,
Quand la terre avalait les lueurs d’artifice,
Il vit son frère d’armes, agonisant,
Tordre un dernier mot vers un hypothétique délice :
« Dis à ma femme… » La mort coupa le fil.
Dans sa paume, une bague rougie de mensonges,
Et lui, le survivant, héritier débile
D’un amour étranglé par les épines des songes.
Il courut, pieds nus sur les éclats de guerre,
Portant ce legs maudit à la veuve éperdue,
Mais trouva dans ses yeux un feu de colère :
« Pourquoi lui et pas vous ? » La honte l’a fondu.
***
Depuis, chaque aurore était un drap mortuaire,
Les vivants ressemblaient à des spectres muets,
Et Clémence, là-bas, dans le village austère,
Devenait un mirage aux contours inquiets.
Un jour, une lettre froide comme un linceul :
« Ne revenez plus. L’attente est un leurre.
J’ai pris pour époux celui qui console
Les veuves et les champs que la guerre effleure. »
Les mots dansaient, hyènes sous la lune,
Déchirant sa poitrine en un cri sans écho,
Il mordit l’air salé des mers importunes,
Et jura de briser son cœur déjà si bas.
***
Maintenant, dans l’église où gît son illusion,
Il contemple l’autel noirci de regrets anciens,
Ses mains cherchent en vain la absolution
Mais ne trouvent que poussière et refrains païens.
« Clémence… », répète-t-il aux statues hostiles,
Croyant voir dans la nef ondoyer sa chevelure,
Mais ce n’est qu’un rayon traînant ses reptiles
Sur les dalles en deuil de toute créature.
Soudain, un rire argenté perce les ténèbres :
Une enfant court, légère, entre les piliers gris,
Ses boucles sont d’or pâle, ses pas insouciants,
Elle porte à son cou un médaillon enfui.
L’homme se fige, cœur transpercé d’épouvante :
Le bijou scellait leurs deux visages unis,
Ce joyau qu’il offrit par une nuit brûlante…
L’enfant est son sang mêlé à l’infini.
« Qui es-tu ? », balbutie-t-il, voix de tempête.
La fillette s’arrête, effleurant son secret :
« Maman pleure souvent devant votre portrait…
Mais papa m’a donné des bonbons en disant : ‘Tais-toi.’ »
Le monde bascule. Les murs chantent un requiem.
Il comprend l’indicible, le mensonge enlacé,
Clémence l’avait cru mort — ô doux stratagème ! —
Et l’amour, ce fardeau, s’était donné congé.
***
Il tire de sa veste un poignard de misère,
Celui qui jadis trancha cent chairs ennemies,
Et dans la pénombre où gémissent les pierres,
Il offre à l’illusion son ultime folie.
« Prends donc ce cœur que tu réclamas en tribut,
Ô guerre, ô Clémence, ô Destin sournois !
Puisque l’éternel n’est qu’un mot qui se tordit
Dans la gueule du temps affamé d’inachevés. »
Le métal fond dans sa chair comme un pleur,
Le sang épouse les joints des dalles ancestrales,
L’enfant s’enfuit, emportant dans son cœur
L’énigme d’un sourire éteint sous les décombres.
Et la cathédrale, lentement, se résout en brume,
Emportant dans ses flancs le soldat sans adieu,
Tandis qu’au-dehors, sous la lune qui allume,
Une femme au médaillon pleure un feuillet bleu.
***
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