L’Exil des Couleurs
Franchit les seuils sacrés d’un temple en ruine antique,
Où le temps, ce larron aux soupirs assoupis,
Avait brodé de mousse un linceul romantique.
Ses yeux, deux lacs troublés par l’appel du passé,
S’abreuvaient aux débris des fresques dévorées,
Tandis que le soleil, en oblique pensée,
Déchirait les vitraux de ses flèches dorées.
« Ô sanctuaire altier, toi dont les murs transis
Gardent l’écho des cieux que les dieux ont trahis,
Je jure, par l’éclat de ces pierres blessées,
De fixer ton essence en mes toiles pensives,
D’y graver ton soupir, tes ombres fugitives,
Ou de mourir ici, couleurs évanouies ! »
Les mois, tels des mendiants, glissèrent sans attendre,
Et le pinceau fiévreux, esclave du dessein,
Créait sous ses doigts d’or des mondes à reprendre :
L’aube en pleurs sur l’entable, un soir pris dans le bronze,
L’âme des chapiteaux où dansent les saisons…
Mais l’hiver vint, rôdeur, grevant les horizons.
Un jour, le vent mauvais apporta des alarmes :
Des hommes sans visage, armés de feux obscurs,
Marchaient vers le refuge où s’abritaient les larmes,
Pour souiller de leur haleine et les murs et les purs.
Le peintre, cœur battant tel un oiseau nocturne,
Étreignit sa palette, ultime rempart vain,
Tandis que les assauts, pareils à une urnes,
Renversaient les portails scellés par le destin.
« Fuis ! » lui souffla la pierre en un râle érodé,
« L’exil est ton supplice, et pourtant ton refuge.
Va, porte dans ton sang ce temple condamné,
Et que ton deuil transforme en chefs-d’œuvre le déluge ! »
Il partit, emportant dans ses paumes tremblantes
L’écho des claveaux morts, des anges effacés,
Et l’ombre du serment, comme une épouse en larmes,
Le suivit pas à pas, liant leurs sorts brisés.
L’errance le mena par des chemins austères
Où les ciels oubliaient les nuances du temps ;
Ses toiles, parchemin sec, se couvraient de poussière,
Et ses mains, autrefois prophètes éclatants,
N’enfantèrent plus rien que des traits illusoires,
Spectres de ce qu’il fut quand l’art était son roi.
Le temple, dans son cœur, devenait un grimoire
Dont chaque page avouait l’impossible foi.
Un soir, au bord d’un puits où stagnait l’espérance,
Il vit son propre reflet, spectre aux yeux éteints :
« Qui donc es-tu, dit-il, toi l’homme sans présence,
Toi le gardien muet des songes éteints ?
— Je suis celui qui crut, par le pinceau sublime,
Vaincre l’éternité d’un geste triomphant,
Mais l’exil n’a laissé qu’un nomade sans cime,
Un arbre déraciné par les vents de l’enfant. »
Alors, il déchira ses toiles, vains mensonges,
Et jeta dans la nuit ses pinceaux sans éclat,
Puis s’allongea, veuf de ses rêves et ses songes,
Sous un ciel indifférent qui ne le connaissait pas.
Au matin, on trouva son corps frileux de cire,
Ses lèvres murmurant un hymne inachevé,
Et dans ses yeux ouverts, deux gouttes de sapphire
Où dansait un temple que nul n’a retrouvé.
Ainsi meurt celui-là qui, ligoté de rêves,
Cru pouvoir dompter l’ombre en des prisons d’azur :
Le serment, ce fil ténu que le destin soulève,
N’est qu’un leurre éclatant que la nuit rend obscur.
Et le temple, à présent, n’est plus qu’un mot sonore
Qu’on chuchote parfois lorsque meurt le soleil,
Tandis qu’au loin, là-bas, où les exils dévorent,
Un pinceau sans maître pleure son sommeil vermeil.
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