Le Dernier Chant du Passant
Un hameau se blottit, oublié de la terre.
Ses toits de chaume ancien, ses murs couleur de fougère,
Gardent l’écho lointain des printemps disparus.
Là vit Églantine, âme fragile et légère,
Dont les yeux ont capturé les soleils défunts.
Un soir d’automne las, sous un ciel de fer blanc,
Un voyageur errant franchit l’étroite porte.
Son manteau gris des jours épousait chaque hanche,
Ses pas semblaient traîner le poids de mille deuils.
Dans l’auberge aux rideaux déchirés par les veuves,
Il croisa par hasard son regard de velours.
« Madame, une tisane et du pain, s’il vous plaît. »
Sa voix roula plus douce que source en son lit.
Elle inclina son front couronné de corbeilles,
Et le feu dansa nu sur leurs silences clos.
Il but le breuvage où tremblait un reflet d’elle,
Tandis qu’un rossignol sanglotait dans les saules.
Les jours tissèrent lors une étrange complainte :
Il partait au matin explorer les ravines,
Rapportant des cailloux striés de vies anciennes,
Des brins de gentiane aux pétroles d’azur.
Elle, du seuil penché où s’accoudait l’attente,
Cueillait en secret l’ombre de son pas perdu.
Un midi que la pluie enrubannait les vignes,
Il la trouva songeant près du puits solitaire.
L’eau noire y miroitait des visages de pierre,
Et son fichu glissa comme un nuage heureux.
« Prenez garde, dit-il, ce lieu sent la misère. »
Mais elle sourit : « Ici, tout est déjà ombreux. »
Ils marchèrent parmi les cerisiers squelettes
Dont les bras convulsés dessinaient des suppliques.
« Voyez-vous ces sillons ? murmura-t-elle, pudique,
Mon père y cultiva l’espoir avant l’hiver.
Maintenant son cœur dort sous trois planches obliques,
Et je suis l’héritière d’un champ de fougères. »
L’étranger déposa sa main sur la barrière,
Sentant monter en lui ce vertige inconnu
Qui fait chavirer l’âme aux rives du désir.
Un merle s’envola, cassant le sortilège :
Elle recula d’un pas, doigts crispés sur sa laine,
Tandis qu’au lointain grondait l’orage des monts.
Les semaines passaient, lourdes de non-dits.
Il lisait des sonnets à l’heure où le jour tombe,
Elle feignait de coudre en écoutant les rimes
Glisser sur son cou comme un collier de frissons.
Un soir, il osa : « Ces vers sont pour vous écrite… »
Mais le cri d’une chouette étouffa l’aveu.
Le village pourtant veillait de ses paupières,
Les commères guettaient derrière les persiennes.
« L’étranger et la fille du vieux Mathieu s’aiment »,
Chuchotait le fournil en pétrissant le pain.
Et le vent emportait ces mots jusqu’aux venelles,
Où chaque pavé suait la vieille rancœur.
Quand vint le solstice aux nuits fiévreuses et brèves,
Elle l’entraîna vers la clairière interdite
Où jadis une amante, au comble du chagrin,
Avait noué son cœur aux branches d’un vieux chêne.
« Regardez, dit Églantine, on y voit les rêves
Danser avec la mort sous les champignons pâles. »
Il voulut saisir sa main, frêle feuille morte,
Mais elle s’écarta, masquant deux perles tristes :
« Ne faites pas cela. Mon destin est scellé :
Demain, j’épouse un autre au pied de la colline.
Mon père l’a juré avant de rendre l’âme.
Notre amour n’est qu’un lierre étouffant un mur froid. »
Le voyageur se tut. La lune, spectatrice,
Cousait d’un fil d’argent leurs ombres séparées.
Quelque part, un loup hurla sa mélancolie,
Écho à ce silence où s’abîmait l’espoir.
Il partit au matin, laissant derrière lui
Un carnet déchiré plein de prénoms effacés.
Trois lunes plus tard, comme il errait en Provence,
Une lettre froissée le trouva dans son gîte.
L’écriture tremblait comme un dernier soupir :
« L’Églantine s’est éteinte avec les primevères.
Elle avait avalé des baies de belladone
En regardant la route où s’enfuirent vos pas. »
Sous un ciel de plomb où tournoyaient des corbeaux,
Il revint au hameau transformé en fantôme.
L’église croulait déjà sous le lierre amer,
Et dans le cimetière aux croix toutes penchées,
Il déposa un livre ouvert sur une pierre :
Des vers orphelins pris dans les griffes du vent.
Depuis, quand décembre mord les vitres gelées,
On dit qu’un homme gris erre entre les tombes,
Murmurant des rondeaux que l’aube ne comprend pas,
Tandis qu’au printemps, près du puits abandonné,
Croît une fleur mauve aux pétales chiffonnés
Qui penche obstinément vers les sentiers du Sud.
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