Le Lamento du Poète-Fantôme aux Pierres Sanglotantes
Un château blessé d’ombres ouvre ses flancs de brume.
Ses tours enquirlandées de lierre et de pâleurs
Tordent vers le néant quelque prière fume.
Là vient errer, les soirs d’automne exsangue,
Un enfant pâli par les songes trop lourds,
Dont les pas font germer des ronces de harangues
Sur les dalles croulant sous l’absence des jours.
Ses yeux brûlent plus noir que les nuits sans étoiles,
Ses mains tremblent au rythme des pendules défuntes,
Il cherche entre les murs crevassés de toiles
L’écho d’un rire ancien que la pierre étouffe.
« Ô chambre où vibrait jadis l’aube des visages,
Où dansait la lumière en tunique de miel,
Rends-moi ce qui s’enfuit sous tes marbres sauvages !
Je suis venu cueillir l’ombre de mon appel. »
Mais les couloirs moussus où geignent les archères
Ne savent plus conter les noms ensevelis.
Un silence de cendre emplit les chambres claires
Où moisissent les lits des amours abolies.
Soudain, par quelque fente où filtre un reste d’heure,
Une voix en lambeaux de soie et de regret :
« Qui trouble le sommeil des poussières mineures ?
L’hôte que j’attendais ne viendra jamais. »
Le poète se fige, oreille contre marbre,
Son cœur bat au ralenti des horloges mortes.
« Spectre ou rêve, qui donc parle dans ce décombres ?
Montre-toi ! Je suis las des ombres que je porte. »
Alors naît dans la brume une forme fluette,
Vêtue du tissu fin des nuages défunts,
Ses cheveux sont un vol de corbeaux en disette,
Ses lèvres ont la courbe des adieux incompris.
« Regarde, voyageur aux semelles d’abîme,
Ce que le temps moissonne en son geste absolu :
Je fus ce que tu cherches, je fus ton intime,
L’écho dansant qui hante ton sang irrésolu. »
Le poète vacille, une larme de braise
Coule sur sa joue en sillon de destin brûlé.
« Toi qui parles avec les mots de la falaise,
Es-tu l’âme perdue du bonheur exilé ? »
La forme alors s’étire en sourire tronqué,
Ses doigts tracent dans l’air des alphabets de givre :
« Je suis le dernier pli de ton désir manqué,
Le miroir brisé où ton passé s’enivre. »
Ils errent côte à côte en cette nef de pierre,
Éveillant sous leurs pas des murmures éteints.
Chaque salle dévoile une part de lumière
Où dansent en secret les fantômes épris.
« Vois ici la table où les vins oubliés
Coulent encore en râles dans les coupes absentes.
Là, le clavecin dont les accords liés
S’enroulent à jamais à nos paupières lentes. »
Mais plus ils avancent dans ce palais mémoire,
Plus la vision tremble en reflet incertain.
Les fresques s’effilochent, les lustres en délire
Ne sont plus que suie aux mains du vent malin.
« Arrête ! crie le poète en étreignant ce voile,
Ne me rends pas témoin de cette lente mort !
Je préfère l’oubli à ce cruel dévoilement
Qui transforme en ruine l’éden de mon remord. »
Le spectre alors se trouble, son corps de brume blonde
Commence à se dissoudre en regrets suspendus :
« Notre royaume est fait de ce qui se confond
Entre le souvenir et les jours attendus. »
Soudain, par la croisée béante aux vents amers,
Un chœur de loups hurle l’heure de séparation.
Le fantôme pâlit, devient neige éphémère,
Tandis que s’écroulent les murs de passion.
« Reste ! supplie l’enfant aux lèvres de cendre,
Ne me laisse pas seul avec ma soif de hier !
Prends ma vie en échange, ô toi ma douce cendre,
Que je devienne pierre à ton côté de fer ! »
Mais déjà la vision n’est plus qu’une buée
Qui caresse un instant les dalles sans espoir.
Sa voix dernière expire en plainte tuée :
« On ne baise jamais deux fois la même soir… »
Le poète se couche sur les dalles spectrales,
Son corps épouse exact l’empreinte du disparu.
La lune à travers lui devient minérale,
Ses cheveux s’enracinent en réseau de déçu.
Au matin, les bergers trouvent sous les fenêtres
Une statue neuve aux yeux de source obscure,
Dont les doigts de granit semblent encore peut-être
Chercher à retenir une ombre qui murmure.
Et quand vient le soir bleu des nostalgies profondes,
On dit que les murs froids exhalent des sanglots,
Que deux soupirs enlacés errent sous les voûtes
Où le temps piétine ses propres sanglots.
Ainsi meurent les chants nés d’une âme trop pleine,
Ainsi vivent les maux que nul ne peut guérir.
Le château n’est plus rien qu’une froide haleine
Où deux regrets éteints viennent s’ensevelir.
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