Les Larmes du Temps au Temple Oublié
Le temple gisait là, sous la lune argentée,
Ses colonnes de marbre aux veines tourmentées,
Où l’ivresse du temps, en sa lente fureur,
Avait creusé des pleurs dans la pierre en sueur.
Les dieux muets, debout sous les voûtes moroses,
Tendaient leurs bras fissurés vers des néants de roses,
Tandis qu’au loin, pareil à quelque chant perdu,
Un ruisseau sanglotait son hymme évanoui.
C’est là que chaque nuit, sous les astres funèbres,
Une ombre se glissait, vêtue de ténèbres,
Femme au regard d’orage où roulaient des hivers,
Dont les pas frêles aimaient hanter ces déserts.
On disait qu’autrefois, en des jours disparus,
Son rire argentait l’air comme un cristal bourru,
Mais le Destin jaloux, ce forgeron sans gloire,
Avait tordu sa vie en un noir promontoire.
II
Elle errait, effleurant les murs silencieux,
Cherchant dans les échos un souffle des aïeux,
Quand soudain, sous la lampe où tremblait une flamme,
Un éclat de mémoire illumina son âme.
Là, près de l’autel froid où jadis les amants
Scellaient leurs vœux perdus sous les pleurs des serments,
Un carré de parchemin, jauni par les années,
Dormait dans un reliquaire aux griffes ruinées.
D’une main que la fièvre et l’espoir rendait lourde,
Elle brisa le sceau que nul n’osait absoudre,
Et les mots, déroulant leur serpent de douleur,
Tracèrent dans la nuit un sillon de malheur :
« Ô toi qui liras ceci quand je serai poussière,
Sache que sous ces murs, loin du jour mensonger,
J’ai scellé pour toujours, dans l’ombre et le danger,
L’aveu qui déchira mon âme prisonnière.
III
Je partis au matin, quand la guerre enflammée
Emporta vers l’enfer la jeunesse alarmée,
Te laissant, sans un mot, sur le seuil de l’adieu,
Croisant nos destinés au tranchant d’un glaive.
Mais sache, ô ma douceur, ô mon unique lieu,
Que mon cœur déchiré ne cessa de te suivre.
Un ordre inhumain, né dans les cieux maudits,
M’arracha de tes bras pour un exil sans prix.
Je revins lorsque l’aube effaça les batailles,
Mais ton nom s’envolait dans les cris des funérailles… »
La voix du parchemin se tut. Le vent glacé
Souleva les cheveux de la femme enlacée
À ce passé cruel, tandis qu’au fond des cieux,
Les étoiles craquaient comme des larmes de feu.
IV
Elle tomba, le front contre la dalle antique,
Ses doigts creusant la terre en un geste frénétique,
Et hurla vers les murs qui ne répondaient pas :
« Pourquoi m’avoir laissée survivre à ton trépas ?
Nos printemps enfouis sous les neiges du crime,
Nos rêves dépecés par les ongles du temps…
J’ai marché, chaque jour, sur nos cendres fumantes,
Croyant ton cœur léger, ton amour inconstant ! »
Le temple tout entier semblait gémir en elle,
Les fresques érodées, les saints aux yeux de grès,
Tandis qu’au-dehors, tel un géant rebelle,
L’orage déchirait le linceul de la nuit.
Soudain, dans l’angle obscur où pleurait une stèle,
Un mécanisme ancien, rouillé mais indompté,
Gronda comme un aveu sous la poussière ailée,
Dévoilant un caveau que nul n’avait foulé.
V
Là, parmi les débris d’un amour sépulcral,
Un cercueil entrouvert, drapé de linustral,
Gardait depuis vingt ans, sous les plis d’un suaire,
Les restes d’un guerrier à l’armure écaillée.
Sur sa poitrine nue, un médaillon scellé
Renfermait un portrait que les vers avaient grignoté :
Deux visages unis, souriant dans les herbes,
Elle jeune, lui fier, sous un ciel sans éclairs.
La femme reconnut son propre regard d’ambre,
Et celui qui jadis, prince de ses hivers,
Avait mêlé ses doigts aux boucles de septembre
Avant que le destin ne les change en hiver.
Un sanglot monta, monstre engendré par les abîmes,
Quand elle comprit l’horreur de son martyre :
Il était mort croyant qu’elle l’avait maudit,
Elle avait vécu pensant qu’il l’avait trahie.
VI
Alors, comme une enfant perdue en un bois noir,
Elle prit dans ses bras le squelette d’espoir,
Collant ses lèvres sèches aux dents du crâne blême,
Murmurant des aveux que personne ne sème.
« Pardonne, ô mon aimé, mon orgueil insensé,
Nos cœurs étaient jumeaux, mais les sorts sont jaloux.
Le temps a dévoré ce qui nous fut donné,
Et je viens aujourd’hui m’endormir près de vous. »
L’aube pointait, teintant les murs de pourpre triste,
Quand elle s’allongea sur la tombe humide,
Pressant contre son sein le médaillon fêlé,
Tandis que le soleil, témoin inexorable,
Déchirait l’horizon d’un rayon implacable.
Ses yeux, deux océans où sombraient les regrets,
Se fermèrent enfin sur l’éternel secret,
Et le temple, penché tel un vieillard qui veille,
Enveloppa leur nuit d’une silence vermeille.
VII
Depuis lors, quand la lune argente les décombres,
On dit qu’une complainte erre entre les décombres :
Deux voix mêlées au chœur des regrets éternels,
Qui redisent l’amour et son mensonge cruel.
Les voyageurs épris de légendes amères
Frissonnent en passant sous les arcades claires,
Car l’écho, chaque nuit, répète sans détour
Le serment déchiré qui vainquit la mort :
« Nous aurions dû nous voir, nous aurions dû comprendre
Que les chemins du sort ne sont que vent et cendre.
Mais puisque notre histoire est un livre fermé,
Dormons enlacés dans le rêve inanimé. »
Ainsi, sous le regard des étoiles muettes,
Repose au temple en deuil l’amour qui défiait
Le temps, les faux-semblants et les destins avares,
Emportant dans la nuit ses blessures rares.
Et nul ne viendra plus troubler leur paix fragile,
Sinon le vent qui pleure, au crépuscule immobile,
La mélancolie immense et douce comme un lait,
Des âmes qui s’aimèrent trop tard… et pour jamais.
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