Le Dernier Pinceau de l’Aube
Où le granit pleurait des larmes de lichen.
Un village oublié, comme un fruit mort qui roule,
Dormait sous l’écharpe des brumes et du temps.
Ses toits éventrés chuchotaient aux nuages
Des secrets que le vent n’osait plus répéter,
Et les portes, doigts las crispés sur leurs gonds rouilles,
S’ouvraient à regret sur des ombres sans visage.
Il cherchait l’étincelle au fond des cieux éteints,
L’âme perdue des choses que nul ne nomme.
Son chevalet tremblait, fantôme impatient,
Et ses doigts de fièvre et d’attente étaient gourds.
Mais chaque pierre ici semblait un cœur scellé,
Chaque fenêtre close un regard qui se voile—
Le mystère tissait sa toile en silence,
Toile d’araignée où tremblait sa raison.
Une aube sans couleur noya les clochers gris.
C’est alors qu’il vit—mirage ou providence ?—
Une femme plus vieille que les chênes alentour,
Drapée dans un châle de brume et de mémoire.
« Je suis Clothilde », dit-elle, voix de source tarie,
« Et j’attends ton pinceau depuis cent mille jours.
Peins-moi telle que j’étais avant que ne m’oublie
Le miroir des étangs et le chant des labours. »
Il promit, sans savoir pourquoi les murs frémirent,
Pourquoi l’ombre soudain se fit lourde à ses pieds.
Elle tendit un coffre où dormaient des sourires
Embaumés dans la cire des anciens regrets :
« Prends ces pigments nés des larmes de la lune,
Ce vermillon volé au sang des coquelicots,
L’azur qui dansait dans les plumes des paons morts…
Mais ne tarde pas, car l’heure est importune. »
Les nuits passèrent, lentes comme un glas.
Il croqua les ruelles enlacées de lierre,
Les puits où se miraient des visages fanés,
Et les roses-thé qui mouraient sans printemps.
Mais chaque trait trahi par un frisson bizarre,
Chaque esquisse effacée par un souffle moqueur…
Clothilde observait, statue de patience,
Tandis que le village exhalait son attente.
Un soir où le ciel saigna sur les vignes mortes,
Une enfant apparut—cheveux d’orge, yeux d’averse.
Elle dansa, légère, entre les tombes tordues,
Et l’artiste crut voir l’Inspiration même.
Il la suivit au cœur du bois aux mille murmures,
Là où les troncs blessés pleuraient des gemmes d’ambre.
Elle lui prit la main, doigt glacé sur sa paume :
« Je suis l’Éphémère, et je t’offre l’éternel. »
Trois jours et trois nuits, ivre de couleurs neuves,
Il peignit la forêt qui chantait par sa voix,
Les cieux déchirés par des ailes de phénix,
Et l’enfant-fée au rire de clairière.
Oubliant la promesse, le coffre aux pigments rares,
Clothilde et son regard qui brûlait dans le soir…
Quand il revint, hagard, les mains pleines de gloires,
La place était vide où veillait la vieille âme.
Seul un crêpe noir flottait à un volet.
Dans la maison sans feu, sans souffle, sans prière,
Gisait Clothilde, froide comme le gel d’avril,
Un portrait inachevé serré contre sa tempe.
Ses lèvres gardaient l’amertume du blâme,
Et dans ses yeux éteints—ô supplice insensé—
Dansait encore un reflet de l’œuvre lointaine,
Ce chef-d’œuvre volé à leur pacte brisé.
Le village entier se mit à se dissoudre :
Les murs s’effaçaient en poussière de mémoire,
Les roses-thé en cendre, les puits en sanglots,
Et l’enfant-fée n’était plus qu’un vent cruel.
Le peintre, genoux au sol, voyait s’éteindre
L’ultime lueur dans le cadre abandonné—
Ce visage promis qui aurait pu sauver
Un monde condamné par son propre silence.
Maintenant, quand la brume étend son linceul blanc
Sur les prés où jadis tremblait le village maudit,
On dit qu’un pinceau erre, cherchant en vain
La joue où poser l’or d’un dernier repentir.
Et l’enfant-fée rit dans les branches mortes,
Gardienne du prix de toute inspiration :
Nul chef-d’œuvre ne naît du sang des promisses mortes—
L’art est un duel perdu contre la trahison.
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