Le Chant des Abîmes
Un marin sans étoile, enfant de l’aquilon,
Se débat, corps meurtri par l’océan felon,
Tandis que le ciel crache une nuit sans clémence.
Sa barque, spectre las que la houle dépèce,
Gémit sous les assauts du vent vorace et noir ;
Les cordages en deuil, les mâts brisés d’espoir
Chantent l’adieu funèbre à l’aube qui s’efface.
Il lutte, pauvre actor de ce drame sans fin,
Contre le flot qui mord ses mains de sel rougies,
Et dans son cœur transi, blessé par les bougies
Des phares engloutis aux porches du destin.
Soudain, tel un lineament surgi du néant blême,
Une nef fantômal, drapée en linceul d’or,
Fend la brume où se tord l’horizon mi-mort,
Portant à sa proue pâle un ange suprême.
« Ô toi que le chaos a nommé son jouet,
Viens peupler mon royaume où les sanglots s’estompent »,
Murmure une voix d’ambre où les pleurs se contaminent,
Tandis que l’air se charge d’un parfum de regret.
Le marin, ébloui par ce mirage étrange,
Sent ses membres de plomb s’alléger soudainement :
L’épave, les récifs, l’enfer du firmament
Se dissolvent en lui comme un vieux rêve fange.
« Qui donc es-tu, fantôme aux atours de sirène,
Toi qui dans ce désastre ouvres un chemin d’yeux ?
— Je suis celle qu’on prie au crépuscule anxieux,
L’ultime confidence avant que l’âme prenne…
Je suis l’écho des mers où sombrent les espoirs,
La gardienne des noyés, la reine sans couronne,
Celle dont les bras froids aux naufragés pardonnent
Le péché d’exister loin des terrestres soirs. »
Le vent se tait soudain, comme honteux de son crime,
La lune perce enfin les suaires mouvants ;
Dans son sillage argenté, le vaisseau décevant
Glisse tel un soupir sur les eaux unanimes.
« Monte, ô frêle lutin des gouffres éphémères,
Et laisse-moi t’offrir ce que tu crus chercher :
Non le port, non l’amour, non les fruits de la mer,
Mais l’éternel secret qui berce les chimères. »
Il hésite, sa chair vibre d’un froid de glaive,
Car dans les yeux d’opale où dansent des éclairs,
Il voit se consumer les soleils d’univers
Où nagent les damnés que l’ombre tient en liège.
Pourtant, quand la falaise, au loin, dresse ses dagues,
Quand la mort, désormais, lui semble un lit trop doux,
Il tend sa main brûlante à ce spectre si doux
Dont les doigts ont la odeur des algues et des vagues.
Et le voilà lié à cette étrange hôtesse
Qui baise son front nu d’un baiser de corail,
Tandis que l’océan, apaisé de son rail,
S’ouvre en un long frisson devant leur tendre ivresse.
Ils voguent, entourés d’un cortège muet
De tritons aux yeux verts, de méduses-reines,
Tandis qu’au ciel se tisse une toile de traîne
Où les astres défunts rallument leur cuis brefs.
« Vois », dit-elle en posant sur son cœur une palme,
« Ces grottes de cristal où dorment les héros,
Ces coffres de nacre pleins de mots jamais gros,
Ces miroirs où se lit l’avenir comme un calme.
— Est-ce là le trépas ? Est-ce là le néant ?
Ou quelque paradis où l’onde nous enlace ?
— C’est le royaume obscur où toute chose passe,
Où l’homme apprend trop tard le poids de son instant. »
Mais soudain, dans les flancs de la nef solennelle,
Un gémissement monte, immense et douloureux :
Ce sont les mille voix des marins amoureux
Dont l’âme est prisonnière en cette arche éternelle.
« Ah ! Tous ceux qui jadis ont embrassé ma main
Cherchaient comme toi l’aube au sein de la tourmente ;
Leur cœur, plein de printemps et de clameurs chantantes,
Bat désormais en rythme avec le gouffre vain. »
Le marin pleure alors, sentant sa propre essence
Se muer en écume, en brume, en souvenir ;
Il voudrait fuir, mais quoi ? L’infini vient punir
Ceux qui croient que la mer est une connivente.
« Laisse-moi regagner le rivage natal,
Ô toi qui m’as leurré avec tes mots de braise !
— Il est trop tard, petit ver luisant qui baise
La gueule du volcan en croyant triompher.
Regarde : ton corps n’est déjà plus que poussière,
Ton sang se mêle aux flots qui t’ont servi de linceul,
Et ton nom, sur les rocs, n’est qu’un graffiti seul
Que la vague effacera pour sa propre lumière. »
Alors, dans un cri rauque où se brise l’espoir,
Il tente de saisir les vestiges du monde :
Un nuage en lambeaux, une étoile qui ronde,
Le parfum d’un lilas qui venait de s’asseoir…
Mais la nef lentement s’abîme dans les zones
Où le temps n’a plus prise et où l’air devient verre,
Tandis que sur les eaux, immuables et claires,
Dansent les souvenirs en fantômes d’automnes.
Et depuis ce jour-là, quand la mer se fait rude,
On entend une voix qui sanglote au lointain :
C’est lui, l’éternel errant au destin éteint,
Qui mendie en pleurant sa terrestre quietude.
La légende, parfois, traverse les hamacs
Où rêvent les gabiers sous la lune indigo :
« Méfiez-vous du vaisseau qui porte un feu follet,
Car son capitaine est l’ange noir des naufrags. »
Ainsi va le destin des hommes et des choses :
Cherchant la vérité dans les replis des flots,
Ils trouvent, pauvres fous épris de mots nouveaux,
L’énigme éternelle où leur cœur se dépose.
Et l’océan, toujours, ricane dans son lit,
Gardien des secrets que nul vivant ne trousse,
Tandis que les amants de l’abîme et du doute
Deviennent à jamais les strophes de la nuit.
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