Le Chevalier et l’Écume des Siècles
Un cavalier d’airain, égaré dans son vœu,
Foule d’un pas lourd l’herbe austère des désastres,
Tandis que gronde au loin la colère des mâts.
Son armure, rougie par les pleurs de l’automne,
Porte les stigmates clairs des combruits dévorés ;
Sur son bouclier las, une rose couronne
Se défait, pétale à pétale, en marbre effrité.
Il cherche, depuis l’aube où s’éteignent les songes,
Le regard d’une amante enlacé au récif,
Celle dont les cheveux, nappes d’ombre et mensonges,
Berçaient jadis son nom au creux des soirs défunts.
La mer, telle une bête aux crocs de sel vorace,
Lui mord les pieds d’écume et le vouvoie en vain ;
Mais lui, sourd aux appels des abîmes voraces,
Avance, l’âme enchaînée à quelque ancien dessein.
Soudain, dans la fureur des lames convulsées,
Une forme se lève, pâle écho du passé :
C’est elle, ou son fantôme aux lèvres ciselées,
Drapée d’un lin troublé par les siècles glacés.
« Ô toi qui reviens tard sur la grève infertile,
Dit-elle d’une voix où tremble un lac dormant,
Pourquoi rompre à présent le sceau de l’immobile ?
Mon cœur, depuis mille ans, est cendre et diamant.
Je t’attendis, armé de mes seules faiblesses,
Sur ce roc que la nuit ronge comme un fruit mûr ;
Mais les astres, voyant tarir mes allégresses,
Ont noyé ton serment dans l’encre de l’azur.
Regarde : en ces flancs creux où la vague se joue,
Gît l’amphore brisée où mes larmes coulaient ;
Chaque goutte, en fuyant, y sculpta son anatomie,
Et le temps, ce maraudeur, y vola nos secrets.
Va-t’en ! L’heure est trop vaste et la mer trop habile
À dévorer l’écho des pas trop hésitants ;
La lune, qui jadis guidait ton bras habile,
N’est plus qu’un miroir froid aux reflets décevants. »
Le chevalier, ployé sous le deuil qui l’enseigne,
Tend vers l’apparition un gantelet tremblant :
« Ombre, si tu fus chair, si ton rire m’enseigna
La douceur des matins aux rives de printemps,
Parle ! Dis-moi quel vent a fané notre histoire,
Quelle guerre lointaine éteignit ton ardeur…
J’ai traversé l’enfer, les royaumes sans gloire,
Pour trouver ce rivage où s’effrite ton cœur.
— Insensé ! murmura la spectre aux mains d’opale,
C’est toi, dans les détours des chemins écartés,
Qui laissas le présent consumer ton idéal,
Croyant l’éternité complice de tes attentes.
Tu partis, conquérant des chimères guerrières,
Sans voir que l’avenir se nourrit de l’instant ;
Tu as bâti ton sang sur des tours de poussière,
Et moi, j’ai dépéri, feuille au vent implacable.
Regarde au creux des flots, sous la houle qui danse,
La cité où nos jours devaient s’épanouir :
Ses remparts, rongés d’algues, ne sont plus que silence,
Et nos lits de corail ne savent plus jouir.
Là reposent, mêlés aux racines marines,
Les lettres que j’écrivis aux lueurs du couteau ;
Chaque mot fut un cri, chaque cri fut une épine,
Et l’encre a dévoré jusqu’au bout mon fardeau. »
Le guerrier, à genoux dans l’étreinte des lames,
Sent monter en son sein un torrent de métal :
« Prends ma vie, ô déesse aux entrailles infâmes,
Mais rends-moi ce passé que j’ai cru immortel !
— Rien ne rendra, dit-elle, un automne à ses branches,
Ni l’écho d’un sanglot à sa source de miel ;
Va ! Ton âme est un glaive ébréché par les manches,
Et le temps n’est qu’un leurre où se meurt l’étincelle.
Pourtant, puisque tes yeux cherchent encore ma perte,
Viens : plongeons dans l’abîme où les regrets sont rois ;
Là, peut-être, au-delà de la chair désertée,
Nos fantômes légers danseront une fois. »
Elle tend une main où brillent des étoiles mortes,
Et l’onde, se taisant devant ce deuil sacré,
Ouvre un chemin de brume aux profondeurs peu fortes
Où s’engouffrent ensemble amant et aimanté.
Mais à peine ont-ils fui les colères du monde
Que le destin, veillant au seuil de l’infini,
Déroule son filet de ténèbres fécondes :
Leurs souffles, enlacés, se changent en granit.
Et la mer, éternelle en sa froide ironie,
Scelle d’un baiser d’écume et de sel amer
Ces deux corps désormais figés en harmonie
Sous le linceul mouvant des vagues sans éther.
Depuis lors, quand la lune argente les tempêtes,
On dit qu’un soupir lent traverse les récifs,
Portant l’écho lointain d’une antique conquête
Où le temps, ce vainqueur, engloutit les motifs.
Là, dans l’ombre des flots qui jamais ne pardonnent,
Ils reposent, témoins de l’amour imprudent
Qui crut, en défiant les heures qui détonnent,
Pouvoir sans fin aimer dans un monde fuyant.
Et chaque nuit, leur forme en pierre condamnée
S’effrite un peu plus sous le rire des typhons,
Tandis que l’océan, gardien de destinées,
Murmure aux voyageurs : « Voyez comme le temps ment. »
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