Le Dernier Chant d’Orphée au Jardin Évanoui
Un homme aux doigts usés par les cordes du doute
Marchait, son luth rouillé chantant l’éternel soir,
Portant comme un fardeau l’absence d’un espoir.
Son nom ? Un souffle ancien que le vent a délié.
Son art ? Un cri muet que la nuit a plié
En accords orphelins frôlant les hautes herbes,
Tandis qu’il traversait les royaumes superbes
Où chaque pierre sait le poids des passions
Et le secret des pleurs noyés dans les chansons.
Un jour, le sort pervers qui tresse nos destins
Lui déroba son ombre au détour d’un jardin
Dont les murs vermoulus, couverts de lierre obscur,
Gardaient depuis cent ans un silence absolu.
Là, parmi les débris de fontaines séchées,
Une femme-spectre aux paupières creusées
Dansait avec la brume, effleurant les rosiers
Dont les pétales morts formaient un tapis fier.
« Ô toi qui hantes l’âme éteinte des fontaines,
Dis-moi par quel démon ou quelle antique peine
Tu danses sans musique au rythme du néant ? »
Mais la bouche de jade où tremblait un instant
L’aveu d’un amour pur scellé par les années
Ne put que soulever des feuilles condamnées.
Alors, du luth fêlé jaillit une complainte :
Notes d’ambre et de feu, mélodie contrainte
À caresser l’écho des regrets oubliés.
La danseuse s’arrête, et ses yeux déliés
Fixent l’étranger dont les mains illuminent
Les roses fanées qui soudain se souviennent
D’avoir été vermeil au matin des amours.
Un frisson parcourt le jardin de toujours.
Nuit après nuit, il vient. Elle l’attend, statue
Dont les bras imparfaits vers le ciel se tordent nu.
Il joue. Elle répond par des gestes fluets,
Tisse avec ses cheveux un langage muet
Où chaque boucle dit ce que la voix refuse :
L’appel étouffé d’une âme qui s’accuse,
Le désir de franchir l’abîme du temps mort
Pour saisir une main, un regard, un accord.
Un soir d’orage lourd où les murs exsudent
La mémoire des maux que la pierre accumule,
Il pose sur la mousse un baiser furtif
À l’endroit où sa robe effleure le massif.
Alors, le jardin tremble. Un gémissement sourd
Déchire les parfums stagnants de l’amour lourd.
Les roses recrachent leur sang noir et sucré,
Les arbres décharnés montrent leurs os rongés.
« Pars ! » semble crier le vent dans les charmilles.
Mais lui, fou d’espérance et brûlé aux escarbilles
D’un cœur longtemps éteint qui croit renaître enfin,
S’élance vers celle que déjà le destin
Retient par les cheveux noués à la terre humide.
Il voit ses yeux changer, deux lunes liquides
Où nage l’épouvante des premières douleurs.
« Je t’ai nommée Eurydice au fond de mon pleur ! »
Trop tard. Leurs doigts presque unis subissent l’ombre
Qui coule des cyprès en vagues froides et sombres.
Elle se dissout telle une neige d’été,
Emportant dans sa chute un rire ensanglanté
Qui ricoche aux débris du luth maintenant mort.
Le jardin tout entier – ultime et vain effort –
Se referme sur lui comme un livre maudit,
Enfouissant l’amour qui jamais ne s’est dit.
Au matin, les passants trouvèrent sous les ronces
Un bois tordu sculpté de larmes qui répondent
Aux questions du vent. Personne n’entendit
La mélodie amère ensevelie au puits,
Ni ne vit dans la brume une forme dansante
Qui pleure en écoutant la plainte insistante
D’un homme devenu statue de douleur,
Gardien éternel d’un impossible bonheur.
Et depuis, quand décembre étend ses ailes grises,
On dit qu’un chant rebelle aux froides compromis
S’échappe du jardin où deux fantômes blancs
Cherchent en vain leurs corps dispersés par le temps,
Tandis que la Vérité, ce monstre indifférent,
Rit dans le clair-obscur des mensonges ardents.
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