Le Pont des Larmes Éternelles
Un enfant aux yeux creusés par l’ombre et le silence
S’avance, frêle esquif que le destin conduit,
Portant dans son manteau troué l’espoir qui danse.
Il cherche, ô cruauté des cieux indifférents,
La trace d’un serment enfoui sous les années,
Un mot, un souffle ardent au cœur des vents mourants,
Qui dévoilerait l’ombre où dorment ses années.
Le pont gémit, courbé sous les cordes de pluie,
Ses arceaux de granit pleurent l’écho des âges.
L’orphelin, pieds meurtris par la route enfuie,
S’arrête : ici jadis s’est brisé son voyage.
« Ô pont, toi qui connus les sanglots de ma mère,
Dis-moi quel vent m’apporta sur tes dalles glacées !
Quelle main déposa mon berceau éphémère
Sous les cris des corbeaux et les lames crevées ? »
Les pierres, en réponse, exhalent un murmure,
Comme un aveu étouffé par les lèvres du temps.
L’enfant, tendant ses mains vers la voûte obscure,
Sent monter dans ses os le frisson des autans.
« Je suis né de la brume et du silence hostile,
Ma vie est un chemin sans clarté ni flambeau.
Mais je sais qu’en ces lieux, une voix, un fragile
Soupir, m’appela fils… Pont, rends-moi ce lambeau ! »
Soudain, l’éclair déchire un nuage en démence,
Et sous l’éclat blafard, une ombre se dessine :
Un vieillard dont les pas font trembler la démence,
Portant au cou l’effigie d’une médaille fine.
« Julien, l’heure est venue où tu dois tout entendre,
Mais crains ce que tu vas découvrir dans ces eaux.
Car la vérité n’est qu’un miroir à suspendre
Entre les murs tremblants du mensonge et des mots. »
L’enfant tombe à genoux, son souffle est une braise,
« Parle ! Je veux savoir quel destin m’a fait naître !
Pourquoi ces nuits sans fin, ces appels qui m’étreignent,
Et cette cicatrice où le nom de ma mère est maître ? »
Le vieillard, lentement, ouvre un coffret de chêne
Où dort un parchemin rongé par les adieux.
« Ils t’aimèrent, enfant, d’une amour surhumaine,
Mais la guerre envia leur bonheur précieux.
Un soir d’hiver, leurs mains, glacées par l’infortune,
Déposèrent ton corps contre ce marbre froid.
Ils jurèrent, partant vers la mort commune,
Que l’aube te rendrait leur ultime souhait.
Mais les ans ont menti, leur promesse est un leurre,
Nul ne vint t’arracher à l’oubli constellé.
Ce pont fut ton berceau, ton royaume de pleure,
Et moi, le gardien d’un secret violé. »
Julien serre le livre où s’efface l’encre,
Les mots nus lui racontent son propre trépas.
« Pourquoi m’avoir laissé, si leur amour fut ancré ?
Pourquoi ce pont maudit ne m’a-t-il pas sauvé ? »
Le gardien se détourne, une larme l’inonde,
« Les vivants sont parfois plus lâches que les morts.
Ils crurent te confier à la clémence de l’onde,
Mais le fleuve enragé dévora leur remords.
Et moi, lié par l’ordre où mon âme s’enchaîne,
Je dus taire à jamais ton origine amère.
Pardonne, enfant perdu, si mon silence est haine,
La vérité parfois est pire que la guerre. »
L’orage alors redouble, et dans les gouffres noirs,
Le pont semble vaciller sous les coups du tonnerre.
Julien, les cheveux collés par les soirs,
Fixe le vieil homme qui recule vers la terre.
« Reste ! Crie-t-il, dévoile au moins son visage !
Ce médaillon que tu caches sous tes doigts…
Est-ce elle ? Est-ce la femme au regard sauvage
Dont les traits ont sculpté mes nuits et mon effroi ? »
Le gardien, tremblant, lâche un cri sourd et rauque,
Le médaillon s’échappe, roule sur les pavés.
Julien s’en saisit, mais l’objet fatal glaque
Sous ses yeux élargis par le deuil achevé.
C’est elle. Ses cheveux de nuit et de tempête,
Ses yeux où se mirent les larmes du destin.
« Mère… » Le mot se brise en échos de défaite,
Tandis que le vieillard s’effondre, lèvres éteintes.
« Non ! Reviens ! Explique-moi pourquoi tu t’enfuis !
Pourquoi m’avoir aimé si c’était pour me suivre ? »
Mais l’homme n’est plus qu’un corps brisé d’ennuis,
Et Julien comprend qu’il doit désormais vivre.
Vivre ? Comment sourire aux matins sans visage,
Quand le seul amour vrai gît sous les flots menteurs ?
Il serre le portrait contre son cœur sauvage,
Et marche vers le bord où grondent les hauteurs.
« Ô parents disparus, si vos âmes m’entendent,
Sachez que j’ai cherché, que j’ai vaincu la peur.
Mais la vérité n’est qu’un fantôme qui prétend
Nous guérir en creusant plus profond notre erreur. »
Le vent mord ses paupières, la pluie lave ses plaies,
Il contemple le fleuve où tout espoir se noie.
« Si je saute à mon tour, peut-être que je verrai
Vos bras tendres enfin dénouer l’amer voile… »
Mais une force obscure retient son élan triste,
Car dans l’eau qui le hèle, il voit son propre yeux.
« Non, je ne fuirai pas. Je serai ton artiste,
Ô vérité, même si tu n’es qu’un chant odieux. »
Il reste alors des jours, des nuits, des saisons vaines,
À scruter le pont comme un chien fidèle.
Les passants, effrayés par ses mains incertaines,
Détournent leurs regards de son éternelle quête.
Un matin d’hiver, quand les brumes sont linceuls,
On trouve son corps frêle enlacé au parapet.
Ses doigts rougis de froid tiennent encore le cercueil
Du médaillon terni par les pleurs interdits.
Le fleuve chante alors une berceuse antique,
Le pont soupire enfin sous le poids des regrets.
Et quelque part, dans l’ombre où la douleur se tisse,
Une mère sans nom pleure un fils jamais aimé.
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