Le Pont des Regrets Éternels
Sur le pont que le temps et les flots ont courbé,
Un vieillard aux cheveux d’argent et de mélancolie,
S’appuie au parapet creusé par l’aquilon,
Tandis que tombe en pleurs l’averse automnale.
Son manteau, lourd de siècles et de souvenirs vains,
Claque comme un drapeau sur des ruines antiques.
Il fixe, sans la voir, l’onde noire et plaintive
Qui charrie des débris de soleils engloutis.
Soudain, sous un caillou que rongeait la lichen,
Un pli jauni surgit, froissé par les années,
Encre pâle où dansait l’ombre d’un paraphe ardent,
Lettres que le destin avait cru effacer.
Ses doigts tremblent en déchiffrant ces mots fanés :
« Ambroise, il faut choisir entre l’art et nos âmes… »
Et le passé renaît en un sanglot de cuivre
Qui déchire le voile épais de l’oubli.
La mémoire, tel un palais sous la bruine,
Dresse ses hauts plafonds où rôdent des échos :
Il revoit la boutique aux vitres embrumées,
Les carnets de croquis mangés par les chandelles,
Et celle dont les yeux, deux lampes d’orient,
Veillaient sur ses rêves et ses fols pinceaux.
Héloïse… Son nom bruisse comme une soie
Que déchirent les clous du présent implacable.
« Pars vers les ateliers des maîtres toscans,
Mais souviens-toi qu’un cœur t’attend parmi les saules. »
Avait-elle écrit, lui offrant sa jeunesse
En gage d’un amour plus fort que les distances.
Lui, fou de vertige devant l’appel du gouffre,
Avait pris les chemins qui brûlent les retours,
Croyant que les lauriers suffiraient à combler
Le vide laissé par l’adieu de ses lèvres.
Les années ont filé leur trame de mensonges :
Gloire des grands salons, honneurs creux des monnaies,
Mais chaque coup de crayon traçait en filigrane
Le visage perdu qui hantait ses nuits blanches.
Un soir d’hiver, enfin, il revint au village
Pour trouver la maison close et les volets morts,
Un voile de veuve sur le portrait au grenier,
Et cette lettre-là… jamais décachetée.
« J’ai gardé la clef de nos promesses folles,
Mais la mort vient gratter à ma porte, Ambroise.
Quand tu liras ces mots, je serai déjà cendre,
Ombre parmi les ombres du chemin des saules.
Pardonne-moi d’avoir aimé plus que ton âme,
Et toi, pardonne-toi d’avoir trop bien rêvé… »
Le vent arrache un cri au vieillard pétrifié :
La signature fond comme neige au brasier.
L’orage maintenant déchire le ciel livide,
Les gargouilles du pont hurlent des malédictions.
Il serre contre lui le papier qui le juge,
Ce testament d’amour écrit avec du temps.
Ses larmes mêlent leur sel aux eaux indifférentes
Qui roulent vers la mer les remords du monde.
Un éclair lui révèle soudain son propre visage :
Masque de désespoir sculpté par Chronos.
« Héloïse ! » Son appel se perd dans les rafales,
Le parchemin s’envole, papillon de tristesse,
Il vacille, agrippant la pierre qui s’effrite,
Et tombe lentement, croix humaine brisée.
La Seine emporte tout : le corps, les mots, les larmes,
Ne laissant sur le pont qu’une tache de lumière
Où dansent, un instant, deux fantômes étreints,
Avant que ne se taise le chant des regrets éteints.
Et depuis, quand décembre allonge ses nuits froides,
Les passants entendent, sous les arches obscures,
Un murmure qui monte des profondeurs limoneuses :
« J’aurais dû choisir l’amour… » Mais il est trop tard.
Le pont garde le secret des cœurs qui se déchirent,
Tandis que coule, éternel, le fleuve du remords,
Emportant vers l’oubli les lettres jamais lues
Et les serments perdus des renaissances déçues.