Le Pont des Larmes Oubliées
Un enfant sans nom, frêle ombre qui grelotte,
Pose ses mains sur la pierre en deuil,
Où le temps a gravé son écume et son seuil.
La pluie, complice obscure, efface les visages,
Tisse un linceul de brume aux conforts des nuages,
Et dans ce crépuscule où les destins s’enchaînent,
L’orphelin cherche un mot que les tombes éteignent.
Son souffle se confond au murmure des eaux,
Tandis qu’au loin s’enfuit le cortège des bateaux.
Il écoute le fleuve, vieux conteur d’absences,
Lui redire en secret l’écho des ressemblances :
« Ton sang porte un secret plus lourd que les saisons,
Un feu couvé sous l’ombre où naissent les chansons.
Mais le pont est un piège, un gardien de mensonges,
Ses arches sont des crocs où se brisent les songes. »
Les pas de l’inconnu, lents, lourds de mémoire,
Résonnent comme un glas au cœur du promontoire.
Un vieillard apparaît, visage de parchemin,
Ses yeux deux lanternes qui percent le chemin.
« Je connais ton attente, enfant sans héritage,
Tes nuits peuplées de cris étouffés par l’orage.
Viens, suis-moi dans les plis du temps qui se déchire :
Je suis l’écho perdu de celui qui t’a fait naître.
Ton père fut un roi sans couronne ni terre,
Un rêveur égaré dans les jeux de la guerre.
Ta mère, une étoile que le gel a mordue,
Offrant son dernier souffle à ta voix éperdue.
Ils t’ont légué ce pont, gémissant sous la lie,
Et ce médaillon froid qui serre ta prière.
Mais le secret, vois-tu, n’est pas dans leur trépas :
C’est toi, l’enfant maudit, qui les as condamnés.
Le jour où tu naquis, les cieux en délire
Ont mêlé leur clameur aux sanglots du martyre.
Un choix fut imposé : ta vie ou leur lumière.
Ils tombèrent ensemble, gardiens de la frontière,
Et ce pont est leur tombe, et ces flots leur suaire.
Tu portes dans tes yeux leur ultime prière,
Mais le temps, assassin, a scellé leur adieu…
Renaître, enfant perdu, c’est accepter d’être dieu. »
L’enfant crispe ses doigts sur le métal fantôme
Dont les reflets menteurs lui montrent un royaume
Où des parents de brume ouvrent leurs bras tremblants.
Il hurle, mais la pluie étouffe ses élans,
Tandis que le vieillard, spectre de l’épouvante,
Se dissout dans la nuit comme cire mouvante.
Le pont devient un gouffre, un serpent de douleur
Qui dévore l’espoir et corrompt la pâleur.
Il court, heurtant les murs que la brume hallucine,
Traine ses pleurs aux creux des gargouilles malignes.
Soudain, le médaillon, tel un cœur arraché,
Glisse de son col frêle à l’abîme penché.
Dans un cri, il se penche, agrippe le vide,
Mais le fleuve vorace engloutit le limpide.
Ses doigts ne retiennent qu’un mot : « Renaissance »,
Gravé au flanc de l’or par l’amour en souffrance.
Alors, il comprend tout : le sacrifice ancien,
Les larmes des adieux buvant l’espoir païen,
Et ce pont qui n’était qu’un leurre, une frontière
Entre l’enfant de cendre et la vie éphémère.
Il s’élance, embrassant le mirage des ondes,
Cherchant dans leur noirceur les mains qui le répondent.
La chute est un soupir, un aveu sans écho,
Et le fleuve referme son linceul de repos.
Au matin, les passants, troublés par le silence,
Découvrent un médaillon rougi par la souffrance.
Il repose au milieu des roseaux murmurants,
Où se mêlent deux noms que l’eau ronge en pleurant.
Le pont, vieux complice, garde son noir mystère,
Tandis que sous les flots, une ombre étreint la terre,
Et la pluie, éternelle, efface pas à pas
L’histoire de l’enfant qui ne renaîtra pas.
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