Le Spectre et l’Éternité Froide
Un château se dresse, spectre aux murs éventrés,
Où l’âme en deuil s’égare en songes torturés,
Vêtue d’un linceul de brume et de feux bleus.
Les tours, doigts de granit vers les cieux douloureux,
Gardent l’écho lointain des rires enchantés,
Mais le temps, lent faucheur, a tari leurs clartés :
L’oubli ronge les seuils jadis fastueux.
L’errante, chaque soir, franchit l’arc de pierre,
Cherchant dans les débris d’un passé mensonger
La trace d’un serment gravé sur une pierre,
Ou l’ombre d’un regard qui sut la protéger.
Mais ne répondent plus les étoiles muettes,
Ni les marbres froissés sous les lianes mortes :
Seul un miroir brisé, témoin des vies abortées,
Reflette en ses éclats des chimères trop courtes.
Elle erre, frôlant l’âtre où dansaient les flammèches,
Effleure un clavecin aux notes ensevelies,
Et sur les vitraux noirs où s’accrochent les brèches,
Ses doigts tracent des noms que plus nul ne réclame.
Soudain, comme un appel au-delà des ténèbres,
Une voix sans visage emplit la salle vide :
« Ô toi qui hantes ces lieux peuplés de vertèbres,
Quel pacte lie ton souffle à ce sépulcre humide ? »
L’âme se fige, offerte aux mots qui la transpercent,
Son voile ondule au rythme ancien des sanglots :
« Je fus l’aube d’un cœur dont tu vois le crépuscule,
L’amante dont les pleurs ont scellé ces caveaux.
Il me promit jadis, sous les roses tremières,
De m’attendre au carrefour des éternités,
Mais la guerre emporta son corps vers les frontières,
Et je devins ce chant que nul n’a écouté.
Depuis trois cents hivers, je hante ces murailles,
Espérant que son ombre y viendra quelque nuit,
Mais chaque aube détruit l’espoir qui me travaille,
Et le gouffre entre nous plus cruellement luit.
Je ne suis qu’un soupir, qu’une plainte étouffée,
Une feuille emportée au vent de la douleur,
Et pourtant je persiste en ma folle équipée,
Car renoncer serait trahir notre malheur. »
La voix, alors, se fait plus proche et plus amère,
Glissant comme un poison entre les pierres froides :
« Ton martyre n’est qu’une vaine chimère,
L’amour ne traverse pas les abysses roides.
Celui que tu attends repose en terre étrangère,
Son âme a depuis longtemps quitté son enveloppe,
Et s’il erre parfois près de ta prison pierre,
C’est ton propre désir qui forge cette trope.
Tu n’es plus que l’effroi des voyageurs égarés,
Le frisson qui précède les plaintes du coucou,
Rends-toi, ombre obstinée, aux destins altérés,
Et laisse enfin couler tes larmes dans l’Issoudun. »
Mais l’errante, dressant son spectre vers les nues,
Réplique d’une voix où tremble l’univers :
« Si je perds jusqu’à cette douleur qui me tue,
Que restera-t-il de nous sous les cieux ouverts ?
Je préfère cent fois ma brûlante agonie
Au néant poli d’une tombe sans tourment,
Car chaque cri prouve qu’une flamme infinie
Nous unissait bien au-delà du firmament.
Va-t’en, messager froid des réalités vaines,
Ne souille pas ces lieux où respire l’absent :
Même si je dois hanter mille ans ces géhennes,
J’y garderai vivant l’amour qui fut absent. »
Le silence retombe, plus lourd que les stèles,
Le vent charrie au loin des murmures de deuil,
Et l’âme, sevrée même des fausses nouvelles,
S’accroche au seul lien qui la rattache au seuil.
Les heures, en un lent ballet de désespoir,
Égrènent les instants d’un chapelet de plomb,
Tandis qu’au-dehors monte un glacial espoir :
L’hiver mord les remparts d’un souffle trop profond.
Soudain, une lueur trouble envahit la chapelle,
Une forme s’y meut, drapée de clarté pâle,
Et l’errante, sentant son essence chanceler,
Reconnaît dans l’éclat la silhouette mâle.
« Enfin ! » soupire-t-elle en tendant ses bras vains
Vers l’apparition dont tremble la lumière,
Mais l’être, immatériel comme un songe lointain,
Lui oppose un regard chargé de poussière.
« Pourquoi t’obstiner à m’attirer vers la terre ?
Mon repos était doux dans les jardins du temps,
Chaque appel déchirant déchire mon suaire,
Et je ne puis franchir le seuil des océans.
Va, ne nous inflige plus ce supplice immonde,
Laisse-moi sommeiller loin des sentiers humains,
Notre histoire n’est plus qu’un pli sur le monde,
Un souffle effacé par les vents matutinaux.
Je ne suis que l’écho d’un amour trop sublime,
Un fantôme lassé de hanter les regrets,
Si tu m’aimes encore, offre-moi cet abîme :
L’oubli, seul baume à nos cœurs jadis inquiets. »
L’errante, à ces mots, sent ses larmes se figer,
Car l’espoir qui la tenait n’était qu’amertume,
Elle voit maintenant son crime : obliger
L’aimé disparu à subir sa coutume.
« Pardonne », murmure-t-elle en un sanglot de verre,
« Ma tendresse n’était qu’égoïsme hideux,
Je croyais notre amour plus fort que le tonnerre,
Mais je n’étais qu’un leurre aveugle et douloureux.
Pars, cher absent, vers les prairies sans mémoire,
Où nul souvenir ne vient mordre les talons,
Et pour prix de mes ans de folle et vaine gloire,
J’offre à l’éternité nos derniers tourbillons. »
L’apparition alors, d’un geste apaisant,
Effleure ce qui fut un visage de femme,
Puis se dissout dans l’aube aux lèvres de croissant,
Emportant avec lui les cendres de leur flamme.
Restée seule, l’errante affronte son choix :
Détruire d’un seul geste trois siècles d’espérance.
Elle contemple longtemps les décombres étroits,
Puis, d’une voix qui brise les murs du silence :
« Puisqu’aimer c’est savoir briser ses propres chaînes,
J’accepte de sombrer dans le néant hagard,
Mais qu’en un coin du temps persistent nos peines
Comme preuve que l’amour vainc même le hasard. »
Alors, tel un cristal heurté par le désastre,
Son être fragile implose en mille éclats,
Et le château, témoin de ce lent et doux astre,
S’effondre en un soupir de poussière et de glas.
Il ne reste plus rien des sanglots ni des rêves,
Seul un lierre entêté, sur un pan de mur froid,
Dessine en lettres vertes un adieu sans trêve :
« Ici vécut l’amour plus fort que toutes les lois. »
L’aurore vient laver les stigmates nocturnes,
Un merle chante au loin sa mélodie vaine,
Et quelque part, peut-être, en des limbes taciturnes,
Deux ombres enfin libres se fondent dans la houle.
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