Le Jardin des Ombres Oubliées
Un vieil homme erre, fantôme aux pas incertains,
Ses doigts tremblants effleurant les roses fanées
Dont les pétales tombent en cendres sur ses mains.
Ce jardin secret, royaume aux murs de lierre sombre,
Garde en ses replis l’écho d’un rire ancien :
Les buis taillés en cœur, les fontaines sans ombre,
Témoins muets des jours où brillait son maintien.
Il parle aux statues dont les yeux de marbre pleurent,
Leur contant en soupirs des bonheurs disparus,
Et croit voir dans la brume, entre les ifs qui meurent,
Danser l’ombre légère d’un amour éperdu.
« Ô Glycine ! » murmure-t-il à la nuit tombante,
« Pourquoi tes grappes d’argent ont-elles perdu leur sang ?
Je cherchais sous tes bras la couronne flamboyante
Qui ceignait nos vingt ans d’un printemps si puissant… »
Mais l’arbre ne répond qu’en laissant choir ses feuilles,
Linceul mauve couvrant les dalles du chemin,
Tandis qu’au loin résonne une horloge en quenouille
Égrenant douze coups qui sonnent le destin.
Il s’assied sur un banc que ronge le lichen,
Posant près de lui deux coupes vides et ternes :
« Buvons à l’avenir ! » dit-il à l’absent chérien,
Et le vent emporte sa voix vers les cisternes.
Soudain, sous la clarté lunaire qui s’incline,
Les allées s’emplissent de murmures confus :
Apparaissent des pas légers sur la terrine,
Des reflets dans le bassin qui n’existent plus.
« Reviens ! » crie-t-il aux silhouettes furtives
Qui glissent entre les thuyas comme un souvenir,
Mais les ombres s’enfuient en danses fugitives,
Ne laissant que le froid des regrets à venir.
Il arpente alors, fiévreux, chaque sentier perdu,
Fouillant chaque bosquet où dort leur jeune histoire,
Cherchant sous les lauriers le banc où, confondus,
Leurs souffles s’étaient mêlés à l’aube illusoire.
Mais le banc est brisé, son bois creux et morose
Ne garde plus l’empreinte des corps enlacés ;
Seul un lierre vorace, serpent vert qui s’y pose,
Étreint ce qui fut doux de ses nœuds effacés.
Alors il se prend à creuser la terre noire
Avec ses ongles nus, jusqu’au sang, jusqu’aux os,
Pour y déterrer l’urne où dort leur mémoire,
Coffret scellé jadis sous les lys en repos.
Mais quand il l’ouvre enfin, d’une main convulsive,
Il n’y trouve qu’un sable impalpable et glacé :
Les lettres d’autrefois, réduites en poussière vive,
S’envolent en dansant vers un ciel insensé.
« Non ! » hurle-t-il au ciel peuplé de chimères,
« Rends-moi ces jours où l’aube avait goût de miel !
Où sont les soirs d’opale où, parmi les fougères,
Sa voix faisait frémir l’infini du ciel ? »
Le jardin tout entier semble alors retenir
Un souffle, tandis que la lune se voile ;
Les roses exhalent un parfum de mourir,
Et dans l’étang se fane l’image des étoiles.
Un frisson parcourt les murs ensevelis,
Les branches s’écartent comme un rideau funèbre :
Apparaît, diaphane, en robe de jadis,
Une forme qui n’est plus que lumière et ténèbre.
L’homme tend les bras, foudroyé de vertige,
Mais l’apparition lentement recule en silence,
Montrant du doigt sa joue où coule un pleur liquide
Qui s’évapore en pluie avant de la toucher.
« Pourquoi me fuis-tu quand mon âme t’implore ?
Ne reconnais-tu plus ce visage raviné ?
Je suis celui qui t’aima plus que l’aurore…
— Tu n’es plus », répond l’ombre d’une voix d’hiver.
Et tandis qu’elle parle, elle se désagrège,
Ses contours fondant dans la brume du matin ;
L’homme étreint le néant, tombe à genoux, s’allège,
Sentant son propre cœur se changer en argile.
Le jardin maintenant n’est plus que ruines
Sous un ciel de plomb où nul oiseau ne chante ;
Les arbres décharnés, spectres aux mains fines,
Tendent vers lui leurs bras dans une danse lente.
Il se relève, vieux roi d’un empire en cendre,
Et marche vers la grille rouillée du passé,
Mais chaque pas l’enfonce plus avant dans la cendre
D’un sentier qui se dérobe à son pied las.
Soudain, il voit briller entre les herbes folles
Le rubis d’un collier perdu mille étés plus tôt :
Il s’élance, oubliant ses jambes en frôle,
Et plonge vers l’éclat de ce bonheur déchu.
Mais la terre s’entrouvre en un rire vorace,
Engloutissant bijou, mémoire et passion ;
Il reste agenouillé, fixant l’abîme obscur,
Compris enfin que toute chose est illusion.
Alors, lentement, il défait son habit noir,
Dénoue le foulard qu’elle aimait lui voir porter,
Et s’allonge au milieu des pavots sans espoir
Où jadis ils rêvaient de printemps éternels.
Le givre vient poser sur ses paupières closes
Un dernier baiser que nul ne troublera ;
Le jardin tout entier exhale une dernière rose
Dont le parfum lentement monte… puis s’évapore.
Quand le soleil levant perce les nuages lourds,
Il ne reste plus qu’un banc, une coupe brisée,
Et l’écho d’un sanglot perdu dans le vent sourd
Qui murmure aux lauriers : « Tout amour est passé. »
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