Les Ombres de Mémoire
Un château délabré, spectre aux murs éventrés,
Dresse son front orgueilleux que le temps martyrise,
Tandis qu’un orphelin, pâle enfant sans baptême,
Foule d’un pas tremblant les dalles du royaume
Où jadis son enfance, en rêve, s’est enfuie.
Les vitraux éclatés, pareils à des blessures,
Laissent filtrer le jour en de pâles luxures,
Et les plaintes du vent, à travers les décombres,
Semblent chuchoter l’âme errante des souvenirs.
L’enfant serre un médaillon, froide relique d’ambre
Où dort un portrait vague aux couleurs de décembre.
« Ô murs silencieux, témoins de mes tendresses,
Rendez-moi les échos des rires enivrés !
Où sont les pas légers des danseuses en robes,
Les chants du clavecin sous les voûtes sonores ?
Je cherche en vos débris un visage effacé,
Une voix qui m’appelle au seuil du temps passé… »
Soudain, dans la pénombre où tremble une chandelle,
Une ombre se dessine, éphémère et fidèle :
C’est une femme en deuil, au regard de velours,
Dont les mains diaphanes effleurent les contours
D’un berceau de bois noir où gît une poupée,
Son sourire figé dans la cire gelée.
« Mère, est-ce vous enfin ? » murmure l’orphelin,
Mais le spectre s’évanouit en un déclin
De larmes de poussière et de lumière morte.
Seul persiste un parfum de rose qui l’emporte
Vers les couloirs obscurs où le passé se tord
Comme un serpent blessé dans les plis de la mort.
Il gravit l’escalier aux marches lézardées,
Chaque pas réveillant des douleurs enterrées :
Là, sur le palier nu, il revoit en frisson
Le jour où les chevaux, noirs dragons de rançon,
Emportèrent sans mot l’aurore de sa vie,
Laissant l’écho d’un cri que nul ne pacifie.
La chambre aux tentures en lambeards de remords
Garde encor sur le lit les plis d’un corps qui dort.
L’enfant y voit danser, sous un rayon de lune,
L’illusion d’un couple uni par la fortune,
Mais quand il tend les bras, l’ombre se brise en deux :
Deux fantômes disjoints par l’orage des dieux.
« Père, pourquoi vos yeux évitent-ils ma peine ?
Mère, pourquoi vos bras n’étreignent-que le vide ?
Était-ce donc un crime, ô mon sang, que de naître,
Que d’hériter du fiel de vos amours funestes ?
Je ne suis qu’un débris, qu’un mot sans parabole,
Un soupir étouffé dans la nuit sans école… »
Au fond d’un cabinet rougi par les braises
D’une cheminée éteinte où rodent les malaises,
Il découvre un coffret aux serrures scellées,
Cœur de métal fermé sur les maux révélés.
D’un geste fiévreux, il brise les entraves
Et plonge dans les plis jaunis de ses archives.
Lettres d’amour en cendre, aveux désenchantés,
Portraits aux yeux crevés, rubans décolorés :
« Ô toi, fruit d’un hymen maudit par les étoiles,
Ne cherche point ton nom dans ces lignes de deuil.
Ton père fut la haine et ta mère la cendre,
L’amour n’eut qu’un printemps avant de se rendre. »
L’enfant lit ces mots crus, gravés d’un sang glacé,
Et son cœur se déchire en un cri fracassé.
Le château tout entier semble alors respirer,
Les murs pleurent en chœur leur vérité livrée,
Tandis que le médaillon, tombé de ses doigts,
Roule vers l’abîme où se meurt son émoi.
« Ainsi je fus conçu dans l’orage et la haine ?
Mon berceau fut tissé de silence et de peine ?
Adieu, fantômes vains, adieu, doux leurres d’or,
Je ne suis que l’enfant que l’oubli mange encore.
Prenez-moi, sombres murs, faites de moi une pierre,
Un fragment sans désir qui jamais ne lumière. »
Et le château, sentant cette prière amère,
Ouvre ses fondements comme une immense mère.
Les tours se couronnent de nuages mouvants,
Les corridors boivent les pas de l’enfant,
Et dans un dernier souffle où se mêlent les âges,
Il s’effondre en poussière au chant des esclaffages.
Au matin, les bergers trouvèrent sous les cendres
Un médaillon terni près d’os couleur de cendre.
Le vent chanta longtemps, sur les ruines basses,
Une romance triste où seuls les loups passent,
Et nul ne sut jamais, dans le val endeuillé,
Que l’orphelin avait enfin retrouvé l’oubli.
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