Le Jardin des Marées Oubliées
Un marin, les mains souillées de sel et d’infini,
Errait depuis des lunes sur les lèvres de l’abîme,
Son navire éventré par les colères de Neptune,
N’était plus qu’un cercueil flottant au gré des rimes.
La soif avait creusé son âme en cathédrale vide,
Et le vent, ce violoniste funeste,
Chantait l’hymne des noyés à l’heure du crépuscule,
Tandis que le soleil mordait l’horizon comme un fruit maudit.
Un matin, sous un ciel en suaire de brume,
Il vit émerger un rivage tissé de chimères :
Des arbres enlacés comme des amants antiques,
Des roses buvant la lumière en coupes éphémères.
Le jardin, sphinx végétal aux parfums d’ambroisie,
L’attira tel un phare dans la nuit de son sang,
Ses pas creusèrent l’ombre humide des glycines,
Et le temps se brisa, verre étoilé, dans ce silence blanc.
Il rencontra une voix — non une femme, non une fée —
Mais l’écho d’un souvenir qui danse entre les branches.
« Je suis celle qui veille sur les âmes égarées,
L’archiviste des adieux et des graines séchées.
Ton cœur porte l’empreinte des vagues assassines,
Viens cueillir ici l’oubli, fruit doux-amer des limbes. »
Le marin, ivre de cette promesse enveloppée de lierre,
Crut saisir entre ses doigts la clé d’une éternité terrestre.
Les jours coulèrent, miel figé dans l’ambre des heures,
Il apprit le langage des fontaines qui pleurent,
Celui des pavots noirs murmurant des légendes mortes,
Et des statues de marbre pleurant des larmes d’eau verte.
La voix, compagne spectrale aux cheveux d’algues pâles,
Lui offrit des nuits de mots tissés en dentelles fragiles,
Mais parfois, dans le reflet des bassins aux eaux stagnantes,
Il voyait trembler l’ombre d’un sourire trop parfait.
Un soir où la lune saignait dans les entrelacs des lianes,
Il surprit des murmures — chuchotés sous les fougères —
La voix parlait aux racines, complice des ténèbres :
« Son âme est mûre pour la dernière récolte.
Le jardin a soif, il faut que le sacrifice s’achève,
Qu’il devienne à son tour fleur prisonnière de sève. »
Le marin, glacé d’horreur, comprit le piège doré :
Ce paradis n’était qu’un ventre déguisé.
Il courut, déchirant les lianes complices,
Franchissant des buissons de ronces prophétiques,
Mais le jardin, vivant, referma ses paupières de branches,
Et chaque allée connue devint labyrinthe étranger.
La voix, désormais monstre aux syllabes de ronce,
Rugit : « Tu as cru l’amitié des abîmes possible ?
Chaque pétale ici naît du sang d’un insensé,
Ton corps ne sera plus que poussière fertilisante ! »
Alors il lutta, titan perdu dans les boyaux du rêve,
Arrachant des lianes-serrpents, des fleurs-griffes,
Tandis que le sol buvait ses larmes et sueurs,
Et que les arbres riaient de leurs écorces fendues.
Enfin, exténué, il tomba devant un miroir d’eau sombre,
Où se reflétait son visage déjà à moitié racine,
Ses yeux n’étaient plus que deux graines de mélancolie,
Et ses mains, des branches nues greffées au destin.
Dans un ultime souffle, il maudit l’illusion du refuge,
Tandis que ses lèvres germaient en pétales amers,
Le jardin, repu, entama son chant de ciguës,
Et la mer, au loin, pleura son enfant perdu.
Maintenant, quand la brume danse sur les vagues lasses,
On dit qu’un arbre étrange y murmure en tempête,
Ses feuilles sont des pages de journal englouti,
Et ses fruits, des cœurs salés que personne ne cueille.
Ainsi périt celui qui chercha l’apaisement
Dans les bras d’un mirage aux parfums de trahison,
Le jardin reste, avide et immuable,
Tombeau vert où chaque promesse se change en poison.
La mer, éternelle veuve, enroule ses cheveux d’écume
Autour des rochers — stèles de ce drame sans témoin —
Et dans le creux des nuits sans lune,
On entend croître l’ombre d’un rire sous les jasmins.
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