Les Larmes de l’Abîme
Le vieillard gravit le sentier de schiste,
Sous un ciel en lambeaux où roulent les injures du vent.
Ses mains, parchemin des ans, serrent un coffret d’ivoire
Où dort un portrait aux couleurs de naufrage.
La mer, bête blessée, arque son dos d’écume
Et mord les falaises de ses dences salives.
II
Il reconnaît l’odeur des tempêtes anciennes,
Ce parfum d’algues mortes et de sel qui accuse.
Vingt hivers ont rouillé la clé de sa mémoire,
Mais le ressac toujours psalmodie ce nom :
« Olivier… Olivier… » syllabes enchaînées
Au collier de brume que le crépuscule étire.
III
La maison veuve, là-bas, dresse ses pierres tremblantes,
Fenêtres crevées comme des yeux sans larmes.
Elle attendait, disait-on, le retour des barques fantômes,
Ce soir d’orage où le destin claqua ses ailes de goéland.
Là, sur la table écorchée par l’abandon,
Une lettre inachevée pleure encore l’encre pâlie.
IV
Souviens-toi, ô temps vorace ! De ces matins dorés
Où deux fronts unis lisaient l’horizon enluminé.
Frères d’armes et de rêve, ils bâtissaient des cathédrales
Avec les coquillages trouvés dans le sable mouillé.
« Je te suivrai », jurèrent les vagues en riant,
Et l’océan tissait pour eux un manteau de promesses.
V
Mais un jour, le miroir d’amitié se fêla :
Dans l’œil d’Olivier dansait une lueur étrangère.
Le vieillard revoit ces mains trop promptes à se refermer,
Ce sourire qui fuyait comme anguille entre les doigts.
« Ami, qu’as-tu vu dans l’ombre de mes faiblesses ?
Quel trésor convoites-tu au fond de mon âme échouée ? »
VI
La trahison vint enveloppée de silence,
Couteau de soie glissé dans les plis du quotidien.
Les registres du comptoir chuchotèrent des manques,
Les clés des entrepôts trouvèrent d’autres poches.
Et quand éclata le scandale aux dents de requin,
Olivier avait déjà disparu dans la gueule de l’estuaire.
VII
Maintenant, le vieux fixe l’écume qui se déchire,
Chaque vague un ressouvenir qui le flagelle.
Il ouvre le coffret où tremble un visage aimé,
Ce sourire peint qui nargue l’oubli tenace.
« Reviens ! » crie-t-il aux lames anthropophages,
Mais la mer recrache un collier d’algues amères.
VIII
La nuit tombe en suie sur les rochers ulcérés.
Un spectre se lève des profondeurs nacrées :
Olivier, ou son ombre, vêtu de brume et de reproches,
Avance d’un pas qui marie l’eau et le remords.
« Pourquoi m’as-tu volé l’avenir que nous portions ?
Pourquoi ce poison versé dans le calice de nos serments ? »
IX
Le vieillard tend ses bras squelettes vers l’apparition,
Mais le fantôme se défait en lambeaux de mémoire.
Il ne reste qu’un rire aigu comme coup de sirène,
Et le goût de cendre sur les lèvres du vent.
La lune, funèbre arbitre, scelle ce duel d’ombres
En trempant son argent dans le sang des marées.
X
L’aube le retrouve pétrifié contre son rocher,
Cheveux tressés de givre et paupières marines.
Dans sa paume crevassée, un médaillon rouillé
Murmure l’écho d’une amitié dépecée.
La mer, apaisée maintenant, baise ses pieds glacés
Et emporte doucement ce corps vers son déluge intérieur.
XI
La maison sur la falaise, témoin ultime,
Laisse enfin crouler ses poutres en sanglot.
Dans les décombres, danse une lettre jaunie
Où des mots jeunes tremblent encore d’espoir :
« Ce soir, nous partirons vers les îles de lumière… »
Mais la marée montante dévore les dernières syllabes.
XII
Et quelque part, sous les vagues cannibales,
Deux ombres s’entrechoquent dans un ballet éternel :
L’une fuit en éparpillant des pièces d’or,
L’autre poursuit, son coffret vide ouvert comme une plaie.
Ainsi va la complainte des hommes échoués
Dans le noir saphir où les regrets font naufrage.
Épilogue :
Le phare allume son œil cicatrisé sur la baie,
Cherchant en vain les vivants parmi les écumes.
Les pêcheurs diront avoir entendu, par nuit de lune noire,
Un duo de voix qui se maudissent et s’appellent,
Tandis qu’au fond des eaux, deux squelettes de bois
Continument d’écrire une lettre que personne ne lira.
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