Les Cendres d’un Serment
Où le temps, dentelle noire aux doigts de froidure,
A brodé sur les murs des pleurs de crépuscule,
Un vieil homme, fantôme errant parmi les ruines,
S’accroche au souvenir d’un visage en cendres.
Ses pas, lourds de printemps éteints, tracent des lignes
Sur les pavés lézardés, palimpseste obscur
Où dansent les reflets d’un amour interdit.
Il murmure à l’oreille des pierres croulantes
Des mots que le vent raille, épars et déchirés :
« Ô Murailles, gardiennes des soupirs étouffés,
Rendez-moi les regards volés à l’aube pâle,
Les serments étouffés sous vos voûtes moroses… »
La ville, en son déclin, se souvient. Dans les roses
D’un jardin oublié, mangé par les ronces,
Un banc de fer rouillé porte encore l’empreinte
De deux corps se frôlant, ombres jadis ardentes.
Là, chaque soir, il vient, courbé sous les années,
Caresser d’une main tremblante la mémoire
D’un éclat de rire enfui dans les nuées.
***
Vingt ans ont fui depuis ce jour de cicatrices
Où, sous un ciel de plomb strié de cris d’hirondelles,
Elle partit sans un adieu, sans un regard,
Emportant dans les plis de sa robe d’automne
Le secret d’un baiser jamais osé.
Lui resta, cloué au sol par le destin,
À contempler s’effriter leur temple imaginaire,
Tandis que l’infamie, hydre aux cent bouches viles,
Souillait leur innocence d’un venin subtil.
On disait dans les ruelles que la jeune fille,
Fleur de noblesse éclose en un bourbier vulgaire,
Avait troqué son cœur contre des bijoux faux
Et des promesses d’or murmurées à son père.
Mais lui savait, lui seul, la vérité saignante :
Un billet déchiré, trempé de larmes sourdes,
Glissé entre les pierres de leur rendez-vous…
« Pardonne, mon aimé, on m’arrache à nos songes.
Mon sang crie ton nom, mais mon devoir est lourd.
Ne me cherche jamais. Vis. Oublie. Je meurs. »
***
Maintenant, quand décembre allonge ses ombres,
Il revoit ce matin où le silence épais
Avait dévoré jusqu’au bruit des sanglots.
La rivière, témoin de leur dernier automne,
Charriait des pétales de lys putréfiés
Comme un cortège funèbre sans prière.
Il avait alors compris, dans un éclair d’angoisse,
Que l’amour vrai n’est qu’un feu follet cruel
Qui leurre les vivants vers des abîmes vides.
Depuis, il hante les décombres, archéologue
D’un passé qui le mord tel un chien fidèle.
Il collectionne les éclats de porcelaine
Dans ce qui fut sa maison – toit crevé, portes mortes –
Et recompose en vain le vase de leurs rêves.
Parfois, il croit entendre, au détour d’une brise,
Le frôlement soyeux d’une robe ancienne…
Mais ce n’est que la nuit, pleurant ses propres larmes,
Qui berce les débris de sa raison brisée.
***
Un soir d’équinoxe où les feuilles mortes
Dansaient une pavane macabre et lente,
Il trouva, sous un tas de gravats blafards,
Un coffret oublié, prisonnier des racines.
À l’intérieur, un médaillon terni :
Deux visages unis dans un sourire pâle,
Elle et lui, avant que le monde ne les sépare.
Sur le cuivre oxydé, une inscription :
« À jamais » – ironie du sort implacable.
Alors, le vieil homme, pris d’un rire amer,
S’adossa au mur froid où jadis elle aimait
Poser son front brûlant durant les nuits d’orage.
« À jamais… », répéta-t-il d’une voix de cendre,
Tandis qu’un vent mauvais soulevait les poussières
En tourbillons dansants, spectres dérisoires.
Ses doigts noueux pressèrent le médaillon vide
Jusqu’à ce que le métal transperce sa chair,
Mêlant son sang au temps qui jamais ne s’arrête.
***
Quand les loups de l’hiver hurlèrent leur complainte,
On trouva son corps frêle enlacé au banc rouillé,
Les paupières scellées par le givre tenace,
Un sourire étrange aux lèvres bleuies.
Dans sa main close, un secret : des cheveux blonds
Enserrés dans un ruban déteint par les années,
Et sur son cœur, collé par le dernier souffle,
Le portrait d’une femme aux yeux pleins d’aurore.
La ville, indifférente à cette mort obscure,
Continua son lent effritement dans l’ombre.
Seul le vent parfois, dans les fissures des pierres,
Semble chuchoter une romance perdue,
Histoire d’un vieil homme qui aima trop fort
Dans un monde où les serments ne sont que poussière,
Et dont l’âme en lambeaux erre entre les murs gris,
Cherchant éternellement la main qui lui manque…
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