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Damnation
Le poème ‘Damnation’ de René-François Sully Prudhomme, publié en 1869, met en lumière les défis rencontrés par les artistes face à l’incompréhension et aux attentes de la société. À travers une réflexion poignante sur l’échec recherché et l’aspiration à la beauté, cet œuvre reste un témoignage saisissant de la lutte pour la reconnaissance et la signification dans un monde qui souvent ignore les véritables sacrifices des créateurs.
Le dimanche, au salon, pêle-mêle se rue Des bourgeois ébahis la bizarre cohue Qui s’en vient, chaque année, à la foire des arts, Vainement amuser ses aveugles regards. Ainsi devant le beau, dont il ne s’émeut guère, L’obscur faiseur de gloire appelé le vulgaire Va, la bouche béante et l’œil vide, pareil À des flots de moutons bêlant vers le soleil. Là, cependant, un homme au front lourd de pensée, Maigre, sous un manteau dont la trame est usée, Dans un coin du jardin, debout, songe à l’écart. Les bras croisés, il fixe un douloureux regard Sur les marbres dressés le long des plates-bandes. Le malheureux ! Il sent ses blessures plus grandes, Et plus épaisse l’ombre où ses maux l’on fait choir ; Car lui-même autrefois, maniant l’ébauchoir, Il eut les rêves blancs et bleus du statuaire. Mais bientôt l’indigence a mis un froid suaire Sur son ardent espoir et son haut idéal ; Et d’autres ont grandi dont il était rival. Les eût-il égalés ? Peut-être. Mais qu’importe ! Ô maîtres que la gloire incite et réconforte, Nés avec un front riche et des doigts inspirés, Ayez pitié de ceux qui vous ont admirés, Hélas ! Et tant aimés qu’ils ne pouvaient plus vivre Sans risquer l’aventure atroce de vous suivre ! Maîtres, c’est en comptant leurs blessés et leurs morts Que le vulgaire apprend combien vous êtes forts. Cependant qu’aux pays sereins de l’harmonie Vous voguez largement sous le vent du génie, Ils tombent, les yeux pleins du ciel où vous planez, Sur le pavé brutal des artistes damnés. Celui-là comme vous a connu le délice D’arrondir savamment une poitrine lisse Sous la caresse lente et chaste de ses mains, De suivre avec respect des profils surhumains Pressentis dans le masque indécis de l’ébauche ; Et nul n’a plus que lui, modelant le sein gauche, Frémi d’aise et d’orgueil en y sentant un cœur. Mais à ce jeu des dieux il ne fut pas vainqueur ; Il n’avait rien : le pauvre a dû tuer l’artiste. Après l’heure d’ivresse il vient une heure triste, Celle où la jeune épouse, au fond de l’atelier, Soucieuse du pain que l’art fait oublier, Regarde tour à tour ses enfants qui pâlissent Et le bloc que les mains de leur père embellissent, Et, maudissant la glaise en sa stérilité, Songe au fumier fécond du champ qu’elle a quitté. Ah ! D’un travail sans fruit la cuisante amertume, Le sarcasme ignorant des critiques de plume, L’envie ou le dédain des rivaux de métier, Ces maux trempent le cœur et le laissent entier ! Mais lire dans les yeux de la femme qu’on aime Un reproche muet où l’on sent un blasphème, Apprendre qu’on est fou, traître, et s’apercevoir Qu’en s’élevant on laisse à ses pieds son devoir ! Il a fui l’atelier. Le pauvre homme héroïque Compte l’argent d’un autre au fond d’une boutique. Son poing de créateur, fait pour le marbre altier, Trace des chiffres vils sur un obscur papier. Encore s’il pouvait, à force de descendre, S’abrutir, consumer son cœur jusqu’à la cendre, Et, bien mort, s’allonger dans sa tombe d’oubli ! Mais le feu qu’il étouffe est mal enseveli. Une pierre le suit qui veut être statue : S’il ne l’anime pas, c’est elle qui le tue. Sollicitant ses doigts par de lointains appels, Elle passe et prend forme en des songes cruels ; Et la forme palpite et, vaguement parfaite, Murmure : « Tu m’as vue et tu ne m’as pas faite ! » À son heure elle vient comme un remords fatal, Et tout, jusqu’au comptoir, lui sert de piédestal. C’est elle ! Sa vénus dans le chagrin rêvée, Qui tous les ans ici, belle, noble, achevée, L’entraîne, et, prenant place entre toutes ses sœurs, Dompte enfin l’œil jaloux et dur des connaisseurs ! Elle triomphe ! Et lui, l’univers le renomme, Il monte, il sent déjà, presque un dieu, plus qu’un homme, Le frisson glorieux des lauriers sur son front ! Mais l’extase est fragile et le réveil est prompt. Quelle chute profonde alors ! Comme il mesure Tout à coup, d’une vue impitoyable et sûre, Les degrés infinis de la gloire au néant ! Comme il se voit petit pour s’être vu géant ! Il pleure. Mais l’épouse, attentive et sévère, Le voyant défaillir et songeant qu’elle est mère, Vient, lui parle, le prend par la main, par l’habit, Le tire en le grondant : « Je te l’avais bien dit : Te voilà pour un mois pâle et mélancolique ! » Puis, par mainte raison banale et sans réplique, Irritant l’aiguillon de son tourment divin, L’arrache à l’idéal comme l’ivrogne au vin. Extrait de: Les solitudes (1869)
Ce poème invite à réfléchir sur les souffrances souvent invisibles des artistes et leur quête d’authenticité. N’hésitez pas à explorer d’autres poèmes de Sully Prudhomme pour découvrir davantage de réflexions sur l’art et la condition humaine.