Le Château des Ombres Oubliées
Un homme au cœur meurtri, courbé sous les outrages,
Marchait d’un pas rêveur vers les murs délabrés
D’un château qui jadis brillait sous les nimbées.
Les pierres, soupirant des hymnes d’autrefois,
Gardaient en leurs éclats l’écho d’un jeune voix,
Et les vitres sans vie, telles des âmes vides,
Reflétaient les débris d’un temps où tout fut guide.
Il entra, ce fantôme épris de souvenirs,
Sous les voûtes que l’âge avait couvertes de rires.
Chaque pas réveillait un murmure étouffé,
Comme un aveu trahi par les morts du passé.
L’escalier aux rampes d’or, rongé de mélancolie,
Gémissait sous le poids des ans et de l’oubli ;
Et là-haut, dans la salle aux tapisseries pâles,
Dansaient encore en silence ombres magistrales.
Il reconnut la table où, petit enfant roi,
Son père lui contait les guerres d’autrefois,
Et le fauteuil fané où sa mère, si tendre,
Lui chantait des refrains qui ne purent s’entendre.
Mais ces voix, à présent, n’étaient plus que le vent
Qui se plaignait au loin, sinistre et décevant.
Soudain, près de la cheminée aux cendres froides,
Il crut voir une forme… Ô douceur qui le broie !
C’était elle, l’enfant aux boucles de soleil,
Compagne de ses jeux en ce monde vermeil,
Clémence, dont les mains, plus douces que les rêves,
Cueillaient avec lui l’aube aux jardins de ses grèves.
Elle tendit vers lui sa paume de lumière :
« Viens, retrouvons là-haut notre chambre première,
Où nos rires montaient comme des alouettes
Avant que ne s’éteignent nos étoiles muettes. »
Ils gravirent ensemble un escalier de brume,
Où chaque marche était un soupir qui s’allume,
Et dans la chambre close aux volets condamnés,
Le temps avait tissé ses toiles de trépas.
Le berceau de bois clair, jadis plein de promesses,
Gisait, squelette nu, sous les poussières épaisses,
Et le miroir brisé, témoin de leurs secrets,
Ne renvoyait plus rien que des regards incomplets.
« Vois-tu, dit-elle avec un sourire de cendre,
Rien ne survit ici que ce que l’on peut rendre.
Nos joies sont des feuilles mortes sous le givre blanc,
Et le présent n’est qu’un passé qui se défend. »
Mais lui, fouillant les lieux d’une main frénétique,
Voulut ressusciter l’instant mélancolique :
Il ouvrit un coffret rouillé par les regrets
Où dormaient des jouets—silenciers secrets.
Un cheval de bois peint, une poupée de linge,
Un cahier de dessins aux couleurs de syrinx…
« Clémence, cria-t-il, reconnais-tu ces choses ?
Nous inventions là des mondes, des métamorphoses !
— Ces objets ne sont plus que les clés sans portail,
Répondit la voix triste issue de l’éventail.
Tu cherches en vain l’eau qui fuit entre tes doigts :
Notre paradis n’est qu’un enfer que tu vois. »
Il voulut la saisir, mais elle n’était plus
Qu’une vapeur qui monte aux plafonds vermoulus.
Alors, hagard, il courut vers les tours antiques
Où jadis ils guettaient les aubes romantiques.
Le vent y hurlait une plainte sans espoir,
Les créneaux ébréchés semblaient des os de soir,
Et dans la chapelle en ruine, une madone
Avait perdu les yeux qu’un lierre abandonne.
Soudain, du fond des temps, un orgue se mit à geindre,
Comme si les murs saints tentaient de se plaindre.
Il crut entendre, au chœur des stalles en lambeaux,
Les chants de Noël qui berçaient leurs flambeaux.
« Clémence ! Entends-tu donc ces cantiques sublimes ?
— C’est le sanglot du temps qui ronge les abîmes.
Nos voix ne sont plus rien que l’écho du néant :
L’enfance est un cristal qui se brise en partant. »
Il tomba à genoux, les mains pleines de poussière,
Et pleura tant que l’aube en devint mensongère.
Quand le soleil perça les nuages de deuil,
Il n’était déjà plus qu’un corps froid sur le seuil.
Le château, cependant, dans sa froide noblesse,
Avait repris son masque et sa vieille détresse,
Gardien immuable des bonheurs disparus
Que nul ne peut atteindre—sinon les fous vaincus.
Ainsi meurt quiconque ose, en son âme insensée,
Croire que le passé vit autrement qu’en pensée.
Les murs restent muets, les objets sont des leurres,
Et les ombres d’hier ne peuplent que les heures.
L’artiste, en étreignant ces spectres sans visage,
Ne trouva dans ses bras que l’éternel naufrage :
L’enfance est un jardin dont les portes de fer
Se ferment à jamais… Et la clé, c’est l’hiver.
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