L’Épave et l’Éternel
Une ombre glisse, écorche les flots en furie,
Spectre lié aux sanglots de la nuit première,
Âme en peine que la tempête a choisie.
La mer, telle une bête aux reins d’obsidienne,
Rugit ses vers livides dans l’abîme sans fond,
Et dans son ventre amer, creuset de l’antienne,
Gît une épave où le destin noua ses affronts.
Trois siècles ont passé depuis que les cordages,
Tordus comme des serments sous l’orage noir,
Ont livré aux courants son corps et son visage,
Sans laisser à la terre un cercueil à revoir.
Elle erre, frôlant l’eau qui mord son existence,
Cherchant en vain le mot qui brisera son sort,
Tandis que les récifs, gardiens du silence,
Murmurent l’indicible aux portes de la mort.
Un matin où le vent jouait un air funèbre,
Les vagues, en crachant leurs colliers de débris,
Offrirent à la plage un coffret de vieux chêne
Où dormait, prisonnière, une lettre de prix.
L’âme reconnut l’encre pâlie des adresses,
Ces caractères fêlés par les pleurs du temps,
Et dans son cœur fantôme éclatèrent les presses
D’un passé qui surgit en lambeaux tremblants.
« Ô toi qui liras ceci quand je serai poussière,
Ne cherche pas mon nom au linceul des marées.
L’océan m’a volé ma chair et ma paupière,
Mais je t’écris encor du royaume des névés.
Souviens-toi de la lande où les genêts se cuivrent,
Des sentiers que la lune ourlait de diamants.
Je t’attendis en vain là où les sources vivent,
Et l’aube a dévoré nos derniers serments.
Ils m’ont dit que ton cœur battait pour d’autres rives,
Que tu avais choisi les combles des cités.
Moi, je gardais l’azur des promesses naïves,
Et l’étreinte des vents mes seuls fidélités.
Ce bateau devait m’être un messager d’ivoire
Portant vers tes deux mains l’aveu de mes regrets.
Mais Neptune, jaloux de ma trop sombre histoire,
Fracassa mon espoir contre ses murs de grès.
À présent, je suis l’ombre aux lèvres de l’écume,
Le soupir que la lame étouffe en se brisant.
Si tu entends la mer chanter mon amertume,
Sache que je t’aimai d’un amour plus puissant
Que les colères d’eau, que les fureurs d’étoiles,
Que l’appel des saphirs dans les grottes de sang.
Je t’aimai comme on aime au-delà des voiles,
Au risque que l’éternel en soit éclaboussé. »
L’âme lut ces mots morts d’une voix sans timbre,
Et chaque syllabe était un couteau de gel.
Elle revit le port, les adieux dans l’ombre,
L’homme qui s’éloignait sans tourner le visage.
Elle comprit alors que le destin moqueur
Avait joué son cœur comme un navire en loque :
La lettre n’atteignit jamais l’absent railleur,
Et l’oubli dévora ce qui restait de noyau.
Trois nuits durant, la plage entendit ses reproches
Mêlés aux cris des goélands ivres de vent.
Elle appela l’amant perdu dans les approches
D’un rivage lointain où se meurt le levant.
Au quatrième jour, quand l’horizon livide
Tira sur l’océan son linceul de brouillard,
L’âme sentit son être impalpable et fluide
Se dissoudre dans l’air salé comme un vieux fard.
Dernier écho : « Je fus ce message en dérive,
L’encre que l’infini efface sans pardon.
Que les flots à jamais gardent mon chant lascif,
Moi, je retourne au creux des murs sans horizon. »
Le coffret s’enfonça dans les sables mobiles,
La vague reprit son refrain de désespoir,
Et sur la grève nue où errent les reptiles,
Resta seul un nom griffé par le sel du soir.
Depuis, quand la marée exhale ses complaintes,
Les pêcheurs entendent, sous les rochers sournois,
Une voix qui récite des strophes éteintes
Sur l’amour inachevé des âmes et des lois.
La mer garde le secret des encreurs sublimes,
Chaque écume est un mot qu’on ne lira jamais.
Et les cœurs trop lourds de silences unanimes
Savent quel prix se paie à vouloir les sommets.
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