étais triste, tu semblais chercher un appui entre le distrait espace et les demeures de la ville, à ce moment même où les routes et les mondes avaient perdu pour moi leur
signification.
Tentateur innocent, dédaigneux de ton charme, tu portais en toi la continuité des hommes, et, d’un regard reconnaissant, j’ai parcouru ton être harmonieux. Sans que tu le saches,
j’ai béni sur toi la loi suprême de l’instinct. Qu’étais-tu, créature vigoureuse, de cœur lassé ? Je le sais à peine. Un marin, m’a-t-on dit, lequel, ayant
acquis quelque grade, commande un de ces vaisseaux délabrés, au souffle rauque, qui conduisent de Sicile aux rives d’Ionie les trésors d’un sol prospère. Qu’importe ? Tu
étais beau, clair, aisé comme le dessin des vagues quand elles s’élèvent mobiles ainsi que des épaules laborieuses, et semblables, dans leur azur agile, au réseau
accumulé des veines. Si je m’étais approchée de toi, si j’étais entrée avec toi dans ta pauvre maison paternelle, si je m’étais embarquée à tes
côtés sur le bateau où, à la fois impérieux et nonchalant, tu jettes, le jour, des ordres à tes camarades respectueux, et craches au loin, la nuit, l’embrun
salé qui frôle ton visage, j’aurais peut-être connu la différence de nos deux races obstinées et persévérantes, — moi délicate, avisée, toi
tout neuf. Mais je t’ignore. Tu m’as fait rêver ; nous devenions alors, quelle que fût ta destinée, un homme et une femme qui se constatent, dont l’instinct s’interroge et
acquiesce, qui soupèsent, d’un mouvement de l’âme, le possible et l’impossible. Dans la grotte froide d’un pauvre restaurant, je t’ai vu manger distraitement, à midi, un noir
sorbet au café, et tous les hommes autour de toi me semblèrent aussitôt difformes et comme infirmes dans leurs habits secourables, alors que ton vêtement bien adhérent
t’octroyait une nudité décente.
Oui, avec hardiesse et précaution, et comme des ouvriers qui ont dans leurs yeux l’exactitude d’un plan à exécuter, avec ses dimensions, ses lois, ses secrets, nous avons
mesuré le possible et l’impossible. Notre union n’était pas possible ; ni pour ta fierté humble et bonne, ni pour mon orgueil, soudain modeste et chagriné. Nous avons
laissé tomber, avec un silencieux et puissant soupir, l’étrange et mystérieux espoir qui avait réuni nos regards avec la précision de ceux qui vont défier toute
sagesse. Notre projet impraticable fut subit, épanoui et tué.
Mais tu m’as fait un cadeau suprême, celui de pouvoir mourir sans mépriser absolument la vie. Tu m’as rendu pendant quelques instants la perception du plaisir, sa fougue, son
arôme, ses projets ailés de course matinale !
— Cher étranger, moi qui ai tout eu et tout perdu, sache-le, en te voyant j’eus l’illusion d’avoir tout reconquis. Tu me plaisais, que te dire de plus ? Ces mots si simples ont la
force illimitée de la volontaire nature. Si je n’avais pas su, par l’enseignement du malheur, que tout ce qui est, que tout ce qui devient est finalement déjà terminé,
j’eusse peut-être, du fond de mon infortune, et dans une résurrection soudaine et juvénile, marché vers toi. En te contemplant, mon vœu était de t’aimer de telle
sorte que ton souffle et le mien continuassent emmêlés, inextinguibles, à travers le temps : désir impie, souhait détestable de propager la vie, certitude de futurs
cadavres, — car toute mère met au monde un homme mort.
Mais tu m’as plu, et pendant bien des jours j’ai vécu, par l’imagination, dans la tiédeur d’un univers tutélaire qui paraissait protéger notre satisfaction.
Adieu, cher passant. Embarque-toi. Navigue sur cette mer dont tu as la salubre fraîcheur, la force houleuse, le regard de flot et d’algues. Je t’ai aimé, mon intention était donc
de te diminuer. Hélas ! le désir tient tout entier dans le besoin de réduire, fût-ce un instant, l’impertinente idole ! Libre et maître de tes actes, va-t’en ; arpente
ce vaisseau précaire où le vent glisse, sans les mouvoir, dans tes cheveux serrés comme les frisures de pierre que les sculpteurs antiques imprimaient au front des fiers chevaux.
Ton beau cou sans flexion ignore le frisson ; tes mains semblent toujours au repos dans leur calme allongement ; tes pieds adroits contredisent ta modestie et portent noblement le bel
édifice de ta personne.
Va-t’en, je ne t’en veux pas d’avoir eu la part magnifique au cours de notre bref rapprochement. M’aimant, tu es parti, guidé par la raison. Moi aussi je triomphe dans cette vierge
rencontre : tu restes, ô passant, le risque que le Destin vigilant a bien voulu consentir à m’épargner !
Vivre n’est pas un bien. Les clairs instants sont rares.
D’un jour plus dur encore un jour dur est suivi.
Parfois l’azur, l’espoir et le désir égarent
Dans un bref paradis le pauvre être ébahi.
Mais toujours menacé et toujours troublé, l’homme
Recherche, même heureux, l’abri prudent du somme.
Au réveil il lui faut ressusciter encor
La fierté de l’esprit, le courage du corps.
Chaque jour sa lucide et savante prunelle
S’attache à quelque loi qui n’est pas éternelle ;
Son labeur est cerné par l’angoisse et l’ennui.
Il s’endort moins vaillant, et vieillit chaque nuit.
Il ne peut avouer sa lente déchéance
De peur d’éveiller moins d’ardeur et de créance.
Par sa perfection il se sent isolé.
L’instinct l’enorgueillit, mais jamais il n’est maître
Du désir qu’il ressent, du désir qu’il fait naître.
Le goût de l’infini souffre en son rêve ailé.
Et c’est l’amer amour qui le doit consoler !