La Dernière Lettre du Château Désolé
Franchit les ponts croulants où gronde l’aquilon,
Son manteau frôle l’ombre et les pierres déchues
Qui murmurent l’adieu des siècles en exil.
Le château se dresse, spectre aux vitraux éteints,
Ses tours éventrées buvant les nuits sans étoiles,
Les lierres, serpents verts, étouffent les destins
Gravés dans les marbres froids des anciennes entailles.
Il entre. Le silence est un linceul de verre,
Chaque pas réveille un soupir sous la poussière,
Les murs suintent la mort des roses d’autrefois,
Et le temps, ce maraudeur, rôde en voleur d’espoir.
Dans la salle aux miroirs aveugles, un secrétaire
Se meurt, bois vermoulu sous les doigts du néant,
Un tiroir entrouvert saigne un parchemin pâle :
La lettre, chrysalide éclose après cent ans.
L’encre a pâli, mais les mots sont des lames sourdes
Qui taillent dans la chair des vivants leur sillon :
« À toi, inconnu que le sort lie à ces pierres,
J’écris avec le sang de mes ultimes veilles.
« Je fus prince ici, mais le cœur plus nu qu’un suaire,
Mon royaume : un désert peuplé de songes vains.
J’ai cru qu’en ces murs hauts, la gloire était un phare,
Mais les rires sont morts au seuil de mes matins.
« Un soir, j’ai vu passer une ombre sous les saules,
Une robe d’argent frôlant les noirs sureaux,
Ses yeux portaient l’azur des lacs introuvables,
Sa voix fut le printemps dans mes hivers royaux.
« Nous avons dansé, sans musique et sans couronne,
Sur les dalles où gît l’orgueil des aïeux fous,
Elle m’a nommé « roi des nuits sans aurore »,
Et j’ai bu son souffle comme un vin d’outre-tombe.
« Mais l’aube est un couteau. Elle a fui, froide et vaine,
Laissant sur l’oreiller un pli de gel blanc.
J’ai couru, mendiant les échos de ses pas,
Le château riait, gouffre où s’abreuve le vent.
« Depuis, j’arpente l’envers de chaque silence,
Je cherche en vain son nom dans les plis du décor,
Les portraits ont grignoté son visage absent,
Les chambres sont des tombes que scelle l’aurore.
« Étranger, si tu lis ces mots que le sort sème,
Sache que notre chair n’est qu’encre sur le temps,
Tout amour est château bâti sur de la brume,
Toute attente, un adieu déguisé en serment.
« Prends cette bague, ultre joyau de ma couronne,
Son saphir est le puits où mes larmes ont coulé,
Si tu croises son spectre aux fontaines lointaines,
Dis-lui que j’ai séché d’attendre et de pleurer. »
Le voyageur sourit, son doigt serre la pierre
Où dansent les reflets d’un ciel déjà fané,
Soudain, les couloirs geignent comme des bêtes blessées,
Les murs se referment en une étreinte damnée.
Il court, mais les escaliers montent vers l’abîme,
Les portes ne sont plus que miroirs sans merci,
Dans chaque vitre brisée, un visage se fige :
Celui du prince, et le sien — même effroi, même nuit.
La lettre tombe en cendre, emportant les mensonges,
Le château craque, armure rouillée par les ans,
Le voyageur, enfin, comprend qu’il n’a jamais existé :
Ombre parmi les ombres, il était l’absent.
Et quelque part, très loin, une femme à la robe
D’argent chante une marche aux portes de minuit,
Elle attend, elle attend, éternelle et sans lèvre,
Tandis que les damnés dansent sans se voir.
Le jour se lèvera, avalant les fantômes,
Rien ne reste des mots que l’écho du chagrin,
Seul le saphir veille, œil bleu dans les décombres,
Cyprès noir planté dans le cœur des humains.
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