Le Naufragé des Cimes
Un marin égaré, spectre des océans,
Errait depuis des mois, captif de son empire,
Portant l’âme en lambeaux sous un ciel dévorant.
Les vagues, loups voraces, léchaient sa frêle embarcation,
Et l’horizon mouvant, mirage insaisissable,
Lui renvoyait l’écho d’une vaine obsession :
L’espoir d’un port lointain, d’un rivage paisible.
Un matin, le Destin, ce sournois démiurge,
Jeta son corps meurtri sur un roc escarpé,
Où la neige érigeait son linceul et son urne,
Montagne impitoyable aux sommets dentelés.
Le vent, sinistre archet, jouait une complainte,
Tandis que le héros, grelottant et hagard,
Levait les yeux vers l’ombre où la pente le tente,
Sentant monter en lui l’appel du léopard.
« Ô toi, géant de sel et de larmes figées,
Toi qui gardes les clefs des royaumes perdus,
Montre-moi le chemin où les douleurs passées
Pourront enfin trouver le repos qui leur est dû ! »
Mais la montagne, sourde à toute supplique,
Enroula son serpent de brume et de frimas,
Tandis qu’au loin dansait, spectrale et magnifique,
La silhouette d’un amour qu’il ne verrait plus.
Car dans ce paysage où chaque pas est piège,
Où le givre mordait sa chair comme un remords,
Se lovait le souvenir d’un visage de neige,
D’une voix qui jadis apaisait ses efforts.
Éléonore… Un nom qui brûlait ses paupières,
Une promesse faite au crépuscule amer,
Quand les adieux muets scellaient deux cœurs en pierre,
Séparés par l’abîme et le jeu de l’éther.
Il gravit les éboulis, les torrents de glace noire,
Cherchant dans chaque rafale un souffle familier,
Tandis que le passé, tel un chœur de mémoire,
Lui murmurait des vers d’un bonheur ouvrier.
« Souviens-toi des matins où l’aube était complice,
Des rires envolés dans les champs de blé mûr,
De nos mains s’enlaçant pour défier le supplice
Du temps qui toujours fuit vers un ailleurs obscur. »
Mais le présent, cruel, lacérait ces images :
La neige se faisait suaire sous ses pas,
Et chaque enjambée était un douloureux hommage
À cet amour perdu qu’il ne rattraperait pas.
Soudain, entre deux rocs, une forme s’élève,
Apparition pâle aux cheveux de blizzard :
« Pourquoi fuir ton destin, ô marin de ton rêve ?
La mer t’a rejeté, mais moi je suis ton regard. »
Le fantôme d’Éléonore, fluide et diaphane,
Dansait telle une flamme au cœur du glacier noir,
Ses doigts translucides dessinaient un arcane
Où se mêlaient l’amour, la douleur et l’espoir.
« Tu crois chercher ma vie au bout de ces falaises ?
Je ne suis plus que cendre et murmure éternel.
Ton périple n’est rien qu’une vaine quête braise
Dans l’hiver de ton âme où règne le charnel. »
Le marin, éperdu, tend les bras vers l’icône,
Mais l’ombre se déchire en un soupir glacé,
Laissant choir dans son cœur une note d’automne
Et le goût de l’absinthe où son espoir se noie.
Pourtant il grimpe encore, martyr volontaire,
Escaladant la nuit, les précipices sourds,
Porté par la folie et ce besoin de faire
Revivre un seul instant leur impossible amour.
Trois jours, trois nuits sans lune, il lutte contre l’ambre
Qui peu à peu le change en statue de sel,
Tandis que les corbeaux, funèbres oiseaux sombres,
Lui prédisent l’oubli dans leur langage cruel.
« Arrête, pauvre fou ! Crie la bise mordante,
Tes ongles saignants ne vaincront pas le sort.
Descends vers les vivants, vers la plaine odorante
Où coulent les ruisseaux des printemps encore forts ! »
Mais lui, sourd aux conseils des éléments hostiles,
Continue d’arracher au roc ses derniers cris,
Jusqu’à ce qu’enfin, au faîte du reptile,
Il découvre l’autel où son destin s’écrit.
Là, dans un cirque blanc où le soleil se voile,
Gît un lac gelé, miroir des cieux ternis,
Et sur ses bords maudits, il voit s’ouvrir un voile :
Éléonore en pleurs, les bras vers lui tendus.
« Viens ! Murmure la voix qui hante ses vertèbres,
Plonge dans ces eaux pures où nos deux noms s’uniront.
Ici, plus de départs, plus d’adieux funèbres,
Seul le silence blanc où les amants dormiront. »
Le marin, ébloui par ce mirage tendre,
Avance pas à pas sur le cristal traître,
Oubliant les craquements qui commencent à fendre
La surface trompeuse où son espoir va naître.
Un cri déchire l’air quand la glace se rompt,
Ses mains agrippent l’ombre où dansait le fantôme,
Mais il ne trouve rien qu’un froid qui le corrompt,
Qu’un néant infini où se disperse l’homme.
Alors, dans sa chute lente vers les abysses,
Il voit défiler leurs instants volés :
Le premier baiser sous les tilleuls complices,
Les serments au jardin où les rosiers sont fanés.
« Pardonne-moi », soupire-t-il à l’oreille du vide,
Tandis que l’eau lui vole jusqu’à son dernier souffle.
La montagne, impassible, efface ce qui guide
Les pas égarés de ceux qu’amour en souffre.
Et quelque part, bien loin, dans un manoir de brume,
Une femme se réveille en pleurant un prénom,
Portant sur sa poitrine une médaille aride
Où scintille l’instant d’un éternel abandon.
Le lac referme enfin sa paupière de gel,
Scellant à jamais l’ardeur et le mensonge,
Tandis qu’au firmament, un duo d’hirondelles
Esquisse dans le vent une danse de songe.
Mais qui donc entendra le chant des solitudes,
La symphonie amère des cœurs ensevelis ?
La montagne se tait, gardienne d’habitudes,
Couvrant de son manteau les amours incompris.
Il ne reste aujourd’hui qu’une légende triste,
Un conte murmuré aux veillées de l’hiver,
Où l’on dit qu’en février, lorsque le givre persiste,
On entend monter des eaux un duo de prières.
L’appel déchirant d’un marin qui espère
Retrouver dans la mort ce que vie lui vola,
Et la plainte d’un cœur qui, martyr éphémère,
N’eut pour tombeau que l’onde et l’écho des sanglots.
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