Les Épaves du Destin
Où les récifs mordaient la vague à pleines dents,
Comme un chien fidèle gardant son os sanglant.
Le navire, carcasse usée par les naufrages,
Craquait sous les coups de boutoir du noroît
Qui jetait Armand contre cette grève avare
Où son uniforme en loques prit racine.
Il avait marché trente nuits dans la gueule des combats,
Portant au flanc une blessure en forme de clairon,
Et dans ses paumes crevassées, le poids des adieux
À ceux tombés en héros ou en chairs à canon.
Mais c’était vers l’aube aux doigts de perle qu’il fuyait,
Vers un nom murmuré dans les geysers de la mitraille :
Héloïse, étoile compassée sur son ciel intérieur.
La cabane veillait toujours au bord des falaises,
Toit penché comme un vieux livre ouvert aux intempéries,
Murmures de fuseaux et de thés oubliés.
Elle apparut sur le seuil, silhouette de brume,
Ses cheveux dénoués en drapeaux de tristesse,
Et dans ses yeux brûlait l’huile tremblante des veilles
Qui guettent l’impossible retour des cœurs absents.
« Tu as pris le temps de mourir, soldat de personne »,
Dit-elle, voix de craie sur l’ardoise du vent.
Il tendit vers elle ses mains pleines de guerres,
Mais entre eux roula soudain le fleuve invisible
Où nagent les silences trop lourds à porter.
Les meubles ricanaient en secouant leur poussière :
L’horloge éventrée montrait minuit pour toujours.
Naguère, ils avaient dansé sous les saules paludéens,
Quand l’été jetait ses pièces d’or sur la mer.
Elle lui offrait des coquillages-cœurs bourdonnants
Où collait l’oreille entendait chanter les sirènes.
Lui parlait de batailles pour faire frémir l’air,
Mais ses récits se perdaient dans le sel de sa nuque
Et leurs rires montaient plus haut que les goélands.
Un soir d’orage où les dieux jouaient aux quilles,
Il avait promis son retour sur un parchemin
Trempé dans l’encre violette des calmars échoués.
« Je t’attendrai jusqu’à ce que les algues poussent
Dans le creux de mes paumes ouvertes », avait-elle écrit,
Et chaque marée apportait son lot de mensonges
Enroulés dans des bouteilles ivres de courants.
Maintenant, face à face comme deux statues ébréchées,
Ils mesuraient l’abîme creusé par les saisons.
Elle : « Le miroir m’a rendue étrangère à moi-même,
Mes nuits sont des chapelles où brûlent des cierges morts. »
Lui : « J’ai troqué mon âme contre un sifflet de plomb
Et porté des ordres qui sentaient la chair grillée. »
Le poêle râlait en mangeant ses dernières bûches.
Ils sortirent sur la lande où gisaient des barques
Renversées comme des scarabées par un enfant cruel.
Le vent tissait des linceuls dans les ajoncs fleuris,
Et soudain, elle posa sur sa lèvre ulcérée
Un baiser qui sentait le sel et les herbes amères,
Cadavre de tendresse exhumé trop tard.
« Pars avant que l’aube ne nous surprenne en fraude,
Notre amour est un feu follet né entre deux tombes. »
Il voulut l’étreindre, mais déjà se dissipait
Cette vision née de la fièvre et des brumes.
Ses doigts traversèrent un corps de cendre et de vent,
Il comprit alors qu’il était mort depuis longtemps,
Sur quelque champ anonyme où les corbeaux dansent,
Et que l’île n’était qu’un mirage de nostalgie
Où les âmes en peine rejouent leurs derniers actes.
Elle s’effaça comme s’éteint une bougie
Dans un soupir de cire et de regrets muets.
Restait l’odeur fauve des amours impossibles,
Le craquement du navire qui rend l’âme aux flots,
Et dans le creux d’un rocher, un collier de coquillages
Qui psalmodiait leur histoire aux vagues sourdes.
La mer toujours recommence son grand œuvre d’oubli.
Quand les pêcheurs trouvèrent son corps au petit jour,
Ils crurent voir un algue nouée autour d’un rêve.
On l’enterra sous une croix de bois véreux
Où le nom d’Héloïse se mêla au sable.
Par les nuits de grande marée, quand la lune boit
La mémoire des hommes jusqu’à la lie,
Deux ombres dansent encore parmi les épaves,
Cherchant en vain le mot qui console les fantômes.
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