Les Épaves de l’Éternel
Sous un ciel de granit que les rafales effleurent,
Vivait une ombre ardente aux cheveux d’algues noires,
Dont les yeux reflétaient l’océan et ses gloires.
Elle attendait, le cœur battant au rythme amer,
Celui que les flots verts retinrent prisonnier.
Son nom, comme un refrain, dans les bourrasques glisse :
Léandre, le marin dont la nef cicatrice
Les lames, infatigable, et défie les autans,
Mais que l’amour enchaîne aux rochers éclatants.
Chaque aube, elle gravit le sentier des sirènes,
Où jadis leurs adieux, mêlés aux cris de haines
Des goélands, scellèrent un serment fragile :
« Je reviendrai, dit-il, même après mille exils. »
Les saisons ont brodé leur deuil sur les nuages,
Laissant choir dans ses mains les heures sans ouvrages.
Elle écoute la mer, ce monstre aux dents d’écume,
Rugir son éternel et trompeur chrysanthème.
« Ô tempête, rends-moi son souffle et son visage !
Prends ma chair, mais épargne son fragile courage ! »
Mais les vagues, muettes, roulent leur testament,
Emportant vers la nuit les vœux du firmament.
Un soir où les récifs chantaient leur hymne sombre,
Léandre apparut, pâle, au détour de l’encombre.
Son regard était lourd de brumes et d’absence,
Son manteau déchiré par les griffes de l’absence.
« Je suis revenu, dit-il, pour un dernier adieu,
La mer m’a repris, mon destin est son jeu.
Ne pleure pas, ô toi, mon étoile échouée,
Notre amour est plus fort que les colères d’Aée.
Je suis l’épave errante aux confins du néant,
Mais ton nom dans mon sang survit, éblouissant. »
Elle, muette, sentit le froid des prophéties
Glacer ses doigts tremblants, son âme anéantie.
« Pars donc, si tu le dois, vers les abîmes sourds,
Mais emporte mon cœur au pays des amours.
Ne me laisse qu’un souffle, une lueur lointaine,
Un fragment de ta voix qui jamais ne s’éteigne. »
Il posa sur son front un baiser de cristal,
Puis s’évanouit, spectre aux contours irréels.
La mer, telle une louve, hurla sa victoire,
Et l’horizon avala l’espoir et sa mémoire.
Depuis, on dit qu’aux nuits où la lune s’effile,
Une femme, fantôme égaré de la ville,
Erre sur les récifs, appelant sans repos
Celui que les flots verts ensevelirent sous
Les draps mouvants des mers où nul ne peut renaître.
Et l’écho, mendiant, répète : « À jamais peut-être… »
Le village, à présent, n’est plus qu’un songe vide,
Où le vent pleure encor leur histoire livide.
Les enfants, effrayés par ces chants de détresse,
Ferment leurs yeux devant l’océan qui se dresse.
Les barques, autrefois parées de lys et d’orseilles,
Pourrissent au port, veuves de leurs merveilles.
Et chaque fois que monte, en crêpe, la marée,
On entend sangloter l’âme déshéritée
De celle qui, jadis, crut l’amour plus puissant
Que les gouffres béants et le temps dévorant.
Les dieux, indifférents, ont scellé leur silence,
Laissant l’humanité pleurer son impuissance.
Ainsi va le destin, tissant de noirs fils d’ambre,
Les amours impossibles qui hantent les décombres.
Léandre et son aimée, fantômes du passé,
Dans les plis infinis du ventre du trépas,
Cherchent encore, en vain, un rivage propice
Où unir, pour un soir, leurs ombres au supplice.
Mais la mer, éternelle, ironique et superbe,
Continue de chanter son mensonge sur l’herbe
Des tombes que le sel ronge en secret, là-bas,
Où dorment les espoirs que personne ne voit.
Et nul ne saura jamais si, dans l’autre monde,
Leurs âmes ont trouvé la clémence de l’onde.
Seul demeure, sculpté dans le granit des âges,
Ce poème murmuré par les lèvres sauvages
Des vagues, qui sans fin répètent leur tourment :
« L’amour est une nef qui sombre en s’aimant. »
« `