L’Éphémère des Cimes
Un enfant sans racine, sans berceau ni lignage,
Grave de ses pas nus l’écorce du gel,
Cherchant au cœur des neiges l’énigme d’un visage.
Son souffle, fragile écharpe de cristal,
Se mêle aux vents mordants qui hurlent les légendes :
Là-haut, dit-on, sommeille un passé ancestral
Où les âmes en peine tissent leurs offrandes.
Il marche, et chaque enjambée creuse le mystère,
La pente est un grimoire aux runes de douleur,
Le ciel, un drap funèbre étouffant la lumière,
Quand soudain, dans les plis du brouillard—une fleur.
Non, ce n’est point la flore éprise de rudesse,
Mais une ombre qui danse, éthérée, aux reflets
D’argent, comme un lac sombre où nage la détresse,
Une femme—ou un rêve ?—aux yeux de loup blessé.
« Toi qui viens déchiffrer l’énigme des nuages,
Prends garde à la clarté qui berce les égarés :
La montagne se nourrit des sanglots et des rages,
Et les cœurs trop ardents y meurent déchirés. »
Sa voix est un ruisseau qui coule sous la glace,
Un chant tissé de brume et de silences froids ;
L’orphelin, ébloui, sent vaciller l’espace :
« Qui donc es-tu, fantôme ou reine des sommets ?
— Je suis ce que tu cherches, et ce que tu redoutes :
La mémoire des pierres, l’écho des premiers jours.
Je garde ici les noms, les larmes et les doutes
De ceux qui ont bravé l’amour—toujours pour toujours. »
Elle glisse, effleurant les abîmes de rime,
Ses cheveux, filaments de nuit et de pâleur,
Enlacent le rocher où le temps se consume…
L’enfant, déjà captif, lui tend son âme en fleur.
***
Les aurores s’usent à sculpter leur idylle :
Elle lui montre, au creux des grottes de basalte,
Les fossiles d’amours morts en serment stérile,
Les cœurs pétrifiés que la neige exalte.
Lui, conte ses errances, les nuits sans feu ni lune,
Les villages traversés comme autant de tombeaux,
Le vide enraciné, tel un venin, à la paume,
Et ce besoin vital de croire en quelque chose.
« J’ai vu, dit-elle, des centaines de solitudes
Graver leurs vœux au couteau dans l’écorce des bouleaux.
L’espoir est un mirage, une douce habitude…
Mais ton pas sur la neige a réveillé les mots. »
Un périlleux équilibre emplit leur existence :
Elle, spectre lié aux entrailles du pic ;
Lui, voyageur sans but, brûlant de confiance,
Tisse avec l’invisible un dialogue inédit.
***
Un soir, la terre tremble, les corbeaux prophétisent,
La montagne se lève en un gémissement.
« C’est trop, murmure-t-elle, il faut que je choisisse :
Toi, ou la loi des rocs qui m’étreint éternellement.
Pars ! Fuis avant que l’ombre où je me résigne
Ne te cloue à jamais à ce destin fêlé.
Je ne suis que le songe d’une neige insigne…
— Je resterai, fût-ce pour être anéanti ! »
Il la saisit, voulant fixer l’onde éphémère,
Mais ses doigts ne captent qu’un frisson de cristal ;
Elle fond en pleurant : « Notre amour est frère
Des glaciers condamnés à l’exil terminal.
Regarde : chaque flocon porte un nom qui s’efface,
Chaque pas vers les cieux est un adieu discret.
Je ne puis fuir ma nuit, ni toi ta quête vaine…
L’ultime vérité est ce qui disparaît. »
***
Le lendemain, au champ des crevasses profondes,
L’orphelin, seul, contemple un soleil pâlissant.
La montagne a repris sa compagne immonde,
Il tient dans ses bras froids un collier de givre—sang.
Et la pente, éternelle, infiniment cruelle,
Continue de griffer l’azur indifférent,
Tandis qu’au loin, peut-être, une forme rebelle
Danse, spectre d’amour perdu dans les torrents.
Il comprend alors, l’enfant sans nom ni patrie,
Que chercher la clarté, c’est allumer son deuil,
Que l’amour le plus pur est celui qui s’oublie,
Et que les cœurs brisés sont les archives du ciel.
Sous la lune qui roule un suaire de brume,
Il s’allonge, berçant l’absence et le regret,
Et devient, à son tour, une ombre qui fume,
Une stèle vivante que le vent effaiera.
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