Le poème ‘Anvers 1920’ de Paul Neuhuys plonge les lecteurs dans l’effervescence créative qui a marqué Anvers après la Première Guerre mondiale. Alors que la Belgique émerge des ravages de la guerre, une scène artistique dynamique naît, réunissant des artistes flamands et francophones. Ce poème illustre brillamment la synergie entre ces créateurs, incitant à l’exploration des idéaux révolutionnaires qui ont alimenté leur motivation.
C’est à Anvers que l’ébullition intellectuelle et artistique de l’après-guerre trouve en Belgique son premier foyer — plusieurs années avant que ne se rassemble à Bruxelles le groupe des surréalistes. Pendant quelque temps vont se côtoyer dans la Métropole de jeunes peintres et de jeunes écrivains tant flamands que francophones (phénomène unique, d’ailleurs, dans l’histoire littéraire de notre pays, que cette courte période de liens très étroits — stimulés par un état d’esprit internationaliste — entre auteurs des deux langues). Ces artistes, qui sont pour la plupart acquis aux idéaux politiques révolutionnaires, entendent œuvrer dans le sens des courants les plus modernes. En peinture, on assiste même à la création d’une école originale, un expressionnisme tantôt marqué par le dadaïsme, tantôt s’orientant vers la non-figuration, avant que n’apparaisse une tendance à la plastique pure. Joostens, les frères Jespers, De Troyer, Peeters sont ainsi les acteurs essentiels d’un mouvement dont on mil longtemps à reconnaître l’importance. Des revues, où se rencontrent peintres et écrivains, jouent dans ce contexte un rôle essentiel, même si, comme celle de la plupart des revues d’avant-garde, leur existence est éphémère: Lumière et Ça Ira du côté francophone; Ruimte et Il et Overzicht, animé par Seuphor, du côté flamand. En littérature, la production oscille entre un expressionnisme d’inspiration humanitariste (l’unani-misme, qui a vu le jour avant la guerre, est encore fortement présent) et la remise en cause radicale apportée par le dadaïsme. Van Ostaijen, du côté flamand, donne avec Bezette Stad une grande œuvre marquée par les préceptes destructeurs de dada. Du côté francophone, ce sont surtout les textes, peu abondants, de Paul Joostens qui porteront l’empreinte de cette violence nihiliste. Un autre écrivain est touché — davantage de biais, mais sa poésie ne serait pas ce qu’elle est si elle n’avait rencontré le dadaïsme; il s’agit du jeune Paul Neuhuys, qui est également une figure essentielle de cette avant-garde anversoise des années vingt . En 1920, Neuhuys a vingt-trois ans. Il a déjà à son actif deux recueils de poésie, qui sans doute ne constituent que les premiers pas d’un adolescent talentueux, mais dont le premier, La Source et l’Infini (1914), lui a valu d’être renvoyé de l’Athénée. Est-ce à cause de certaines des illustrations que son ami Paul Joostens avait réalisées pour le volume (quelques sveltes silhouettes de jeunes femmes nues), du climat discrètement sensuel de certains vers? On ne trouverait plus là aujourd’hui matière à fouetter un chat mais les éducateurs du jeune Neuhuys avaient dû hausser trop haut les sourcils. «La poésie, tout au moins au départ, fut pour moi un délit», s’est souvent plu à répéter l’écrivain. Plus sage. Loin du tumulte (1919) rime conventionnellement à longueur de pages l’évocation de la tourmente qui vient de se terminer. («Devoir de rhétorique pour me racheter aux jeux de mes parents désemparés», a commenté encore Neuhuys). Le livre n’en bénéficie pas moins d’une préface d’Elskamp, le grand symboliste, anversois lui aussi, auquel le rhétoricien rend régulièrement visite et qui l’encourage à ne pas en rester là. Et certes, il n’en reste pas là: le voici quelques mois plus tard dans le sillage de Roger Avermaete, qui vient de fonder en août 1919 la revue Lumière; le voici, un peu après encore, parmi le groupe fondateur de la revue Ça Ira, dont le premier numéro sort en avril 1920 et qui se veut plus radicale et plus ouverte à Pavant-garde que Lumière. Proche des idées pacifistes de Barbusse et de son groupe Clarté, Lumière publie des textes expressionnistes ou «humanitaristes», mais son sommaire, qui entend rester modéré, est plus général. «Pour ce qui est de Ça lra«. dira plus tard Neuhuys, «les jeunes que nous étions alors étions décidés de poursuivre une activité dans le sens du scandale contre le style canonique et la correction pimbêche. (…) Si la revue d’Avermaete avait surtout pour but de mettre de l’ordre dans la maison, la nôtre était plutôt d’aérer la crèche, d’ouvrir les fenêtres toutes grandes à toutes les intempéries, de sortir de nos ornières et tout ce qui distinguait notre action, dès le début, c’était notre sympathie pour tous les extrémismes. tous les dandysmes, tous les snobismes. Ne pas trop se prendre au sérieux, compter sur les formules gratuites. La vie m’avait au moins déjà appris cela …» *. De cette aventure de Ça Ira, la figure de Neuhuys est inséparable. 11 n’est donc pas inutile d’évoquer un peu plus en détail ce que fut cette revue. Elle paraîtra jusqu’en janvier 1923 et connaîtra vingt numéros. Dès la première livraison, elle affiche son soutien à la cause de la révolution sociale et politique. Elle se proclame également flamingante, tant parce que «c’est une question de justice », que parce que la question flamande est «moins une question de langue qu’une question d’esprit»: dans la Flandre de l’époque, «tous les représentants de l’idée bourgeoise, des rastas aux jésuites » 3 sont en effet francophones … Et puis, du mouvement flamand, auquel ont adhéré leurs amis peintres et écrivains néerlandophones, les jeunes rédacteurs de Ça Ira espèrent voir sortir une culture reposant sur des principes de modernité indentiques à ceux qu’ils mettent en avant. Cette attitude flamingante est sévèrement critiquée, au nom de l’internationalisme, par le peintre et critique hollandais Théo Van Doesburg. Ebranlés, Neuhuys et ses amis abandonnent toute prise de position sur ce sujet 4. Au fil des numéros, on verra d’ailleurs la revue se cantonner de plus en plus dans les seuls registres des arts et de la littérature. Dans le domaine des arts plastiques. Ça Ira se caractérise essentiellement par la défense et l’illustration de l’expressionnisme anversois (elle sera à l’époque la seule revue à en montrer l’importance; les peintres attitrés du groupe seront Floris Jespers et Paul Joostens). Quant à ses options littéraires initiales, elles resteront assez éclectiques, même s’il est fait appel, sous la plume de Willy Koninckx, à un «classicisme contemporain» 5, où devront être mis en évidence la vitesse, le machinisme et le sérieux de l’époque, de même qu’une vision humanitaire de celle-ci. Il faut bien dire d’ailleurs que la plupart des poèmes et petites fictions que l’on peut trouver dans les différents numéros de la revue et qui semblent vouloir s’inspirer de ce programme un peu vague sont de faible intérêt et d’une modernité d’écriture on ne peut plus relative. Mais à partir du numéro cinq, la collaboration à la revue de Clément Pansaers, qui professe, lui. un strict dadaïsme (Koninckx. pour sa part, déclarait se méfier de dada), tire peu à peu Ça Ira du côté d’une avant-garde littéraire plus tranchée, même si, jusqu’au dernier numéro, la tendance initiale reste présente. Le point culminant de cette évolution sera constitué par le célèbre numéro seize, dont Pansaers lui-même sera le maître d’œuvre. Dada, sa naissance, sa vie. sa mort, numéro auquel participent de nombreux dadaïstes, de Péret à Picabia. Dans d’autres numéros, des textes de Pansaers, de Joostens, une participation de Goll, une autre de Cendrars, tranchent également avec le peu de qualité des contributions relevant plutôt des options premières. De même d’ailleurs que certains poèmes de Neuhuys. Car dans ce tiraillement, au sein de la revue, entre une production souvent un peu mièvre et fortement marquée encore par l’unanimisme et la fascination pour le dadaïsme, Neuhuys, qui fait à présent ses premières armes véritables en littérature, se trace petit à petit son chemin propre. Sa participation à Ça Ira. dont il devient rapidement avec Maurice Van Essche l’animateur principal, est uniquement d’ordre littéraire et l’on ne trouve sous sa plume aucun article politique. Son esprit fantaisiste le rend peu enclin à s’accommoder du sérieux d’un éventuel «classicisme contemporain » mais les premiers poèmes et petits contes qu’il publie sont encore souvent empreints de sentimentalisme juvénile ou s’efforcent uniquement de rendre compte du pittoresque de certaines situations. D’autres textes, par contre, manifestent déjà des traits qui seront typiques de sa poésie. (Certains poèmes se retrouvent dans Le Canari et la Cerise, son premier recueil important.) C’est qu’il lit beaucoup de poètes récents et entre autres les dadaïstes qu’il apprécie et chez qui il apprend tant la technique du discontinu que le rôle capital de l’humour. Du numéro dix au numéro quinze de la revue, il fait d’ailleurs paraître une rubrique intitulée Quelques poètes, qu’il rassemble bientôt en volume sous le titre Poètes d’aujourd’hui. L’orientation actuelle de la conscience lyrique. Il y évoque les principaux poètes français de l’époque, d’Apollinaire et Cendrars à Cocteau et aux dadaïstes, en passant par des unanimistes comme Romains, Duhamel et le premier Jouve ou par des figures comme Max Jacob, Reverdy ou Valéry 6. Cet ouvrage, on le verra, contient en filigrane de nombreux traits de la poétique personnelle de Neuhuys. Il constitue aussi l’exemple parfait de l’attitude, éclectique dans l’ensemble, des jeunes rédacteurs de Ça Ira à l’égard des différents courants qui leur sont contemporains: la plupart de ces mouvements, en fin de compte, leur semblent faire farine au moulin de la modernité et ils perçoivent mal les contradictions qui les opposent ou ils y sont peu attentifs. C’est ainsi que Neuhuys définit le dadaïsme comme «le suprême aboutissement du sentiment poétique moderne» (P.A.. 68) 7 et ne tient nullement à considérer en quoi ce mouvement remet radicalement en cause d’autres démarches. Reste que, dans la Belgique littéraire d’alors. Ça Ira est la seule revue à présenter de l’entreprise dadaïste une analyse attentive et favorable, avant d’ailleurs d’ouvrir ses pages à Pansaers et à son numéro dada. A côté de la revue. Ça Ira publie aussi des livres dont certains valent leur pesant d’or dans l’histoire de notre littérature: Démonstrations, le premier livre de Marcel Lecomte, L’Apologie de la paresse de Pansaers et même Les Rêves et la Jambe, le premier livre d’Henri Michaux, que celui-ci dut envoyer après lecture du numéro dada. C’est dans cette collection que Neuhuys publie, en 1922, ses Poètes d’aujourd’hui et c’est là également qu’il fait paraître ses deux premiers recueils. Le Canari et la Cerise (1921) et Le Zèbre handicapé (1923). Mais la revue cesse, faute de moyens, faute de voie à suivre peut-être aussi. Pansaers vient de mourir, le dadaïsme est finissant: les éditions s’arrêtent également et le groupe se sépare. Avec Le Canari et la Cerise et Le Zèbre handicapé, la poésie de Neuhuys a trouvé le ton qui lui est propre et l’essentiel de sa technique. Elle présente déjà ces suites d’instantanés qui lui sont si caractéristiques, menées un peu au hasard des images, des enchaînements incongrus de mots ou des rimes et assonances. /Des fragments du monde vivement colorés s’y trouvent ainsi évoqués au gré de la fantaisie de l’écrivain, de même que des personnages aimés ou moqués, ou encore des bribes d’aventures qui semblent toujours prêtes à dériver vers on ne sait quel inattendu. Tout s’y montre allusif, fortuit, dans une sollicitation permanente de la musicalité et des virtualités ludiques du langage.
À travers ‘Anvers 1920’, Neuhuys nous rappelle l’importance de l’art comme vecteur de changement et de collaboration. N’hésitez pas à découvrir d’autres œuvres de cet auteur inspirant et à partager vos réflexions sur cette période fascinante de la littérature belge.